Critiques

Carrefour | Léo : Comment court-circuiter un cerveau tranquille?

Attention devant ! Voici du pur bonheur ! 

Léo est un personnage sans histoire, un homme seul avec une toute petite valise. Mais voilà, Léo est enfermé dans une boîte. Et cette boîte est une porte secrète sur un autre monde, dans les jeux électroniques, ça s’appelle warp zone, une zone de perturbation où le monde bascule dans l’imaginaire et dans le délire. Les lois usuelles de la physique sont ici abolies et notre héros se trouve coincé dans un monde sans gravité, les objets et lui-même restant immobiles sur les murs, le sol se dérobant sous ses pieds, la verticale et l’horizontal se prenant les pieds dans leur position respective. Léo, d’abord déstabilisé devant les réactions atypiques de cette étrange pièce, se laisse prendre au jeu et entreprend d’explorer cet univers asynchrone, où plafond, plancher et mur échangent leur rôle.

Le subterfuge est évident, il fait partie de la scénographie. À droite, la pièce miraculeuse, à la fois salle de jeu et chambre de torture, est l’espace en trois dimensions qu’habite le comédien. À gauche, une projection vidéo du même comédien, en temps réel, mais dans un angle qui a basculé de 90 degrés. La distorsion de l’espace newtonnnien perturbe profondément notre perception et notre sens de l’équilibre, nous arrachant d’abord un rire irrépressible qui se transformera parfois en angoisse. Lorsque le comédien rampe au sol à droite, il est suspendu au mur à gauche. Lorsqu’il marche  sur les mains à droite, il se déplace à l’horizontal sur le mur de gauche. Ainsi, le principe même des trois dimensions, telles que nous les éprouvons quotidiennement, est complètement invalidé. Mais si son corps se déplace à droite, son esprit se trouve dans la projection de gauche. Ainsi, le dispositif amplifie la rupture de notre perception de l’espace, parce que Léo lui-même se projette dans ces deux zones à la fois physique et mentale.

La valise, de fait, est une boîte de Pandore, et dès qu’il l’ouvre, les musiques qui s’en échappent emporte Léo dans un balayage accéléré d’images fortes associées aux arts du spectacle : du bal musette au hip hop, en passant par Gene Kelly et Fred Astaire. La petite valise recèle d’autres trésors, dont une craie avec laquelle il dessinera son environnement, accompagné des Suites pour violoncelle  de Bach : un petit monde confortable avec un poisson, un chat et un perroquet, une table, deux chaises et une bouteille de vin. Mais lorsque le bocal se renverse, la pièce se remplit d’eau et force Léo, pour sauver sa vie, à nager dans les fantasmes de Prévert et de Jules Verne, sur le Lac des cygnes de Tchaikovsky. Puis emporté par l’animation tourbillonnaire de Ino Panke, Léo retombe au sol (quel sol ?) enfin libéré de ses propres fantasmes. Parviendra-t-il jamais à sortir de cet univers où il se trouve tout de même bien seul ?

La mise en scène de Daniel Brière soutenue par une prestation remarquable de Tobias Wegner, corps-orchestre à la fois puissant et fragile dans cet espace déraisonnable, joue directement dans notre cerveau. Il en extrait toute rationalité et nous révèle un monde de magie pure.  Léo, c’est un séjour au cœur de la poésie, un dérèglement des sens, pour le plus grand bonheur des spectateurs. Nous adorons le théâtre qui joue avec l’intelligence du public. Un spectacle qu’il faut mettre dans sa tête, sans faute.

Leo 
Mise en scène Daniel Brière
Idée originale et interprétation Tobias Wegner 
Une production Circle of Eleven, à la Salle multi de Méduse jusqu’au 4 juin
Dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec