Pionnière d’un théâtre pour enfants audacieux, qui rayonne et s’exporte dans le monde, Suzanne Lebeau se distingue aussi par sa réflexion incessante sur son travail, dont la publication récente de sa thèse de doctorat rend compte avec force et pertinence.
« J’ai mis du temps à comprendre que la liberté d’une auteure qui choisit le jeune public est relative et proportionnelle à la liberté accordée aux enfants eux-mêmes dans une société donnée, et que cette liberté est et demeure une conquête quotidienne. » (p. 7)
Déjà, le titre de cet ouvrage, Écrire pour les jeunes publics : une conquête de la liberté (Dramaturges Éditeurs) annonce le programme, dont l’auteure ne déviera pas, témoignant de ses 40 années de création et, en s’appuyant sur un corpus d’une trentaine d’œuvres, des contraintes et défis rencontrés, surmontés à coup d’essais et d’erreurs. Le choix de s’adresser à ce public spécifique, captif et encadré, que constituent les enfants de 3 à 12 ans, a déterminé très tôt l’orientation de son travail dans une optique « éminemment contemporaine » de recherche et création. Dès le début, le fait d’intégrer les petits à son processus d’écriture, dans des étapes préalables à la production, puis de recueillir les réactions aux spectacles, des jeunes comme des adultes, lui a permis de mesurer l’ampleur de la tâche qu’elle s’était donnée : assurer les conditions de la rencontre théâtrale de deux intimités « dans un contexte inégalitaire de double autorité (l’auteur devant le public et l’adulte devant l’enfant) ».
Rappelant que le théâtre pour l’enfance et la jeunesse n’a pas 100 ans, qu’il s’est plus particulièrement développé à partir des années 1970, Suzanne Lebeau évoque d’abord les conditions d’émergence de cette pratique. Dans le premier chapitre, costaud car plus théorique, elle convoque pédagogues, psychologues, philosophes et théoricien·nes du théâtre, de Jean Piaget à Anne Ubersfeld, en passant par Maurice Merleau-Ponty, Gérard Mendel et Bertolt Brecht, notamment, et analyse l’évolution de la perception du rôle de l’enfant dans les sociétés occidentales contemporaines. Elle fait ressortir l’incroyable complexité d’écrire pour cette tranche « mineure » de la population, lorsqu’on veut sortir des limites imposées du didactisme et de la fantaisie, tout en situant cet art pour les jeunes publics dans la grande histoire du théâtre. Elle ouvre, enfin, la réflexion sur les théories de l’esthétique de la réception, qui remettent au cœur de la relation théâtrale l’effort spectatoriel pour s’approprier les effets de la représentation.
Censure et autocensure
« Je suis consciente d’avoir eu à lutter quotidiennement pour le droit d’adopter un point de vue personnel sur le monde et pour le droit de partager ce point de vue avec les enfants. » (p. 43)
Au deuxième chapitre, il sera question de trois grands concepts qui ont guidé sa recherche et lui ont permis de mettre des mots sur une démarche avant tout instinctive : l’autorité, l’empathie et la « métaphore fondatrice ». Le premier révèle l’omniprésence des adultes dans la chaîne de création-production-diffusion, source de bien des maux de la pratique, de sa minorisation et de sa ghettoïsation : « Chacun des adultes présents entre l’auteur et le spectateur a une (sa) conception de l’enfant et de l’enfance. Plus encore, il se donne l’autorité de l’imposer comme parent, enseignant, programmateur. » (p. 51) La stratégie développée par Lebeau de « l’influencement réciproque », le choix de se placer à hauteur des petits, apparaît comme le fruit d’innombrables rencontres qui l’ont mise en contact direct avec la diversité de l’enfance réelle, et non idéalisée. Enfin, la notion de métaphore fondatrice résulte de la réflexion emmêlée aux gestes créatifs, où l’auteure se veut fidèle à elle-même, sans succomber à la plus subtile et redoutable censure : l’autocensure.
Dans les chapitres subséquents, Suzanne Lebeau revient sur chacune de ses créations, des premières pièces à participation des années 1970 à la récente Trois petites sœurs, en passant par les œuvres fortes que furent, par exemple, Gil, Salvador, Contes d’enfants réels, L’Ogrelet et Le bruit des os qui craquent, sans occulter quelques échecs, dont elle analyse les tenants et les aboutissants. Pour toutes ces étapes d’un parcours hors pair, elle revoit les questions qu’elle s’est posées et qu’on lui a posées, dont plusieurs restées sans réponse, les défis artistiques et la surveillance constante que l’artiste s’adressant aux enfants doit supporter : « La dichotomie entre l’accès direct et illimité des enfants au commerce, et à ses images décadentes, et la censure sévère qui s’exerce sur l’art est étonnante et préoccupante. » (p. 69) Elle redit, surtout, sa foi en l’intelligence de ce public à part entière, en sa sensibilité, en sa résilience, et l’importance de lui transmettre des raisons d’espérer même à travers les sujets les plus lourds et douloureux, comme la mort, la guerre, la peur du monstre en soi, explorés avec succès dans ses œuvres.
Raymond Bertin
Rédacteur en chef