Avec cette pièce, Catherine Chabot complète son triptyque amorcé avec Table rase (Prix du meilleur texte de l’AQCT 2016) et Dans le champ amoureux. Elle confirme ses qualités d’autrice et, d’artiste accomplie, si, comme elle le dit elle-même, un artiste se définit par sa capacité à exprimer une vision du monde. Sa vision est tranchante, criante de vérité, voire excessive, d’où l’attribut d’hyperréalisme qui colle à ses textes.
Le réalisme poussé à l’extrême, dans Lignes de fuite, n’est pas sans rappeler Harold Pinter, le premier à avoir utilisé ce procédé donnant l’impression de dialogues sans queue ni tête, chaotiques au point où on l’associa au mouvement du théâtre de l’absurde alors qu’il ne faisait que retranscrire ce qu’il avait lui-même observé lors de soirées entre amis. Chabot jette à sa manière un regard aiguisé sur la société actuelle qui donne également cette impression d’éclatement des valeurs sur fond de retrouvailles entre six ami·es ayant eu au secondaire un rêve commun. On ne parle pas ici d’un projet de révolution, mais simplement d’aller habiter ensemble. Or, ce rêve ne s’est jamais réalisé, malgré cela le groupe a continué à se voir, même si avec les années leurs routes ont divergé, leurs valeurs se sont situées à différents niveaux sur l’échelle de la conscience sociale.
La rencontre se déroule dans le condo ultra design (magnifiquement réalisé par l’Atelier Zébulon Perron) de Zorah (Lamia Benhacine) et Olivia (Victoria Diamond). Tous les éléments sont là pour alimenter les débats les plus vifs et ça ne manque pas. Zorah travaille dans le domaine de la finance, elle aime l’argent et ça se voit. Olivia est une artiste anglophone qui parle un français approximatif, même après « six years » au Québec. Ses interventions politiquement correctes à la sauce canadienne anglaise mijotée longtemps finissent par exaspérer les autres convives. Lorsque les deux s’embrassent en présence de leurs ami·es, cela crée un certain malaise. Particulièrement chez Jérôme (Maxime Mailloux), le gars de Québec attaché aux valeurs traditionnelles qui ne fait pas la différence entre Arabes et musulmans, ce qui désespère sa blonde Gabrielle (Catherine Chabot). C’est sans aucun doute le couple le plus mal assorti de la soirée. Puis, il y a Raphaëlle (Léane Labrèche-Dor) et Louis (Benoît Drouin-Germain). Elle évolue dans le domaine des communications, et lui, il est chargé de cours au cégep.
Chabot cite les philosophes français Deleuze et Guattari (Mille plateaux) pour expliquer le concept des lignes de fuite, mais elle aurait tout aussi bien s’appuyer sur la pensée de Gilles Lipovetsky (L’Ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain) qui a développé le concept d’hypermodernité où les individus sont exposés à tous les excès, hyper liberté, mais également hyper angoisse : le présent est désormais source d’anxiété, car le futur est incertain. Deleuze et Guattari ont identifié trois types de lignes dans nos vies. La ligne dure est celle régie par la société qui nous amène de l’école au travail, puis à fonder une famille. La ligne souple est celle des interdits, sans remettre en question les lignes dures et compromettre l’ordre établi : ce sont les écarts de conduite, les histoires cachées, les petites tromperies. Puis, il y a les lignes de fuite, qui représentent une vraie rupture, d’où nous ne revenons jamais. C’est le contraire du destin ou de la carrière. C’est notre ligne d’émancipation, de libération. Imprévisible et incontrôlable, c’est cette ligne que beaucoup n’osent pas franchir, parce qu’elle nous projette dans l’inconnu et que l’inconnu, fait peur. Après avoir été confrontés dans leurs valeurs et leurs modes d’existence, les personnages de Lignes de fuite seront-ils prêts à faire face au changement et atteindre ce point de non-retour ?
Le poids des mots
La grande qualité des textes de Catherine Chabot réside dans la création de personnages complexes et contradictoires. Ainsi, on peut aimer l’argent et avoir des pensées de gauche. Les dialogues cinglants sont tellement criants de vérité qu’ils déclenchent des rires et le plus souvent des rires jaunes parce que le cynisme de certaines répliques fait mal, la cruauté de certains amène le personnage de Zorah à dire : « Vos enfants vont chier par la bouche ! »
Les dialogues plus que percutants de Chabot sont mis en scène intelligemment par Sylvain Bélanger, qui insuffle toute la vérité nécessaire à un texte de cette trempe appuyé par une distribution juste et talentueuse. Il ne craint pas de faire chevaucher les répliques accentuant l’effet de réel (ou de chaos). Le rythme de la pièce est parfaitement réglé ; il traduit l’atmosphère survoltée de ces soirées typiquement urbaines où chacun cherche à monopoliser l’attention jusqu’à ce que l’excès de paroles assassines finisse par faire son chemin et briser le lien ténu qui reliait encore ce groupe d’amis. On ne peut pas critiquer amèrement, juger sévèrement, accuser intentionnellement, sans que le venin fasse son œuvre.
La scénographie toute en miroir, en plus de créer un espace glacial, oblige les personnages à se regarder en face. Mais le font-ils vraiment ou ne font-ils que voir leur reflet, un aspect superficiel de leur personne ? Les miroirs permettent également d’inclure le public dans cette pièce. Est-ce de nous qu’on parle ? Cherche-t-on à nous renvoyer une image de nous-mêmes ? Devrions-nous nous questionner sur nos comportements ?
Texte et interprétation : Catherine Chabot. Mise en scène : Sylvain Bélanger. Interprétation : Lamia Benhacine, Victoria Diamond, Benoît Drouin-Germain, Léane Labrèche-Dor, Maxime Mailloux. Assistance à la mise en scène et régie : Julien Veronneau. Design de l’espace : Atelier Zébulon Perron. Éclairages : André Rioux. Conception sonore : Mykalle Bielinski. Accessoires et conseil aux costumes : Robin Brazill. Maquillages et coiffures : Sylvie Rolland-Provost. Conseil dramaturgique : Olivier Barrette et Guillaume Corbeil. Une création du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et de Corrida. Au CTD’A jusqu’au 6 avril 2019.
Avec cette pièce, Catherine Chabot complète son triptyque amorcé avec Table rase (Prix du meilleur texte de l’AQCT 2016) et Dans le champ amoureux. Elle confirme ses qualités d’autrice et, d’artiste accomplie, si, comme elle le dit elle-même, un artiste se définit par sa capacité à exprimer une vision du monde. Sa vision est tranchante, criante de vérité, voire excessive, d’où l’attribut d’hyperréalisme qui colle à ses textes.
Le réalisme poussé à l’extrême, dans Lignes de fuite, n’est pas sans rappeler Harold Pinter, le premier à avoir utilisé ce procédé donnant l’impression de dialogues sans queue ni tête, chaotiques au point où on l’associa au mouvement du théâtre de l’absurde alors qu’il ne faisait que retranscrire ce qu’il avait lui-même observé lors de soirées entre amis. Chabot jette à sa manière un regard aiguisé sur la société actuelle qui donne également cette impression d’éclatement des valeurs sur fond de retrouvailles entre six ami·es ayant eu au secondaire un rêve commun. On ne parle pas ici d’un projet de révolution, mais simplement d’aller habiter ensemble. Or, ce rêve ne s’est jamais réalisé, malgré cela le groupe a continué à se voir, même si avec les années leurs routes ont divergé, leurs valeurs se sont situées à différents niveaux sur l’échelle de la conscience sociale.
La rencontre se déroule dans le condo ultra design (magnifiquement réalisé par l’Atelier Zébulon Perron) de Zorah (Lamia Benhacine) et Olivia (Victoria Diamond). Tous les éléments sont là pour alimenter les débats les plus vifs et ça ne manque pas. Zorah travaille dans le domaine de la finance, elle aime l’argent et ça se voit. Olivia est une artiste anglophone qui parle un français approximatif, même après « six years » au Québec. Ses interventions politiquement correctes à la sauce canadienne anglaise mijotée longtemps finissent par exaspérer les autres convives. Lorsque les deux s’embrassent en présence de leurs ami·es, cela crée un certain malaise. Particulièrement chez Jérôme (Maxime Mailloux), le gars de Québec attaché aux valeurs traditionnelles qui ne fait pas la différence entre Arabes et musulmans, ce qui désespère sa blonde Gabrielle (Catherine Chabot). C’est sans aucun doute le couple le plus mal assorti de la soirée. Puis, il y a Raphaëlle (Léane Labrèche-Dor) et Louis (Benoît Drouin-Germain). Elle évolue dans le domaine des communications, et lui, il est chargé de cours au cégep.
Chabot cite les philosophes français Deleuze et Guattari (Mille plateaux) pour expliquer le concept des lignes de fuite, mais elle aurait tout aussi bien s’appuyer sur la pensée de Gilles Lipovetsky (L’Ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain) qui a développé le concept d’hypermodernité où les individus sont exposés à tous les excès, hyper liberté, mais également hyper angoisse : le présent est désormais source d’anxiété, car le futur est incertain. Deleuze et Guattari ont identifié trois types de lignes dans nos vies. La ligne dure est celle régie par la société qui nous amène de l’école au travail, puis à fonder une famille. La ligne souple est celle des interdits, sans remettre en question les lignes dures et compromettre l’ordre établi : ce sont les écarts de conduite, les histoires cachées, les petites tromperies. Puis, il y a les lignes de fuite, qui représentent une vraie rupture, d’où nous ne revenons jamais. C’est le contraire du destin ou de la carrière. C’est notre ligne d’émancipation, de libération. Imprévisible et incontrôlable, c’est cette ligne que beaucoup n’osent pas franchir, parce qu’elle nous projette dans l’inconnu et que l’inconnu, fait peur. Après avoir été confrontés dans leurs valeurs et leurs modes d’existence, les personnages de Lignes de fuite seront-ils prêts à faire face au changement et atteindre ce point de non-retour ?
Le poids des mots
La grande qualité des textes de Catherine Chabot réside dans la création de personnages complexes et contradictoires. Ainsi, on peut aimer l’argent et avoir des pensées de gauche. Les dialogues cinglants sont tellement criants de vérité qu’ils déclenchent des rires et le plus souvent des rires jaunes parce que le cynisme de certaines répliques fait mal, la cruauté de certains amène le personnage de Zorah à dire : « Vos enfants vont chier par la bouche ! »
Les dialogues plus que percutants de Chabot sont mis en scène intelligemment par Sylvain Bélanger, qui insuffle toute la vérité nécessaire à un texte de cette trempe appuyé par une distribution juste et talentueuse. Il ne craint pas de faire chevaucher les répliques accentuant l’effet de réel (ou de chaos). Le rythme de la pièce est parfaitement réglé ; il traduit l’atmosphère survoltée de ces soirées typiquement urbaines où chacun cherche à monopoliser l’attention jusqu’à ce que l’excès de paroles assassines finisse par faire son chemin et briser le lien ténu qui reliait encore ce groupe d’amis. On ne peut pas critiquer amèrement, juger sévèrement, accuser intentionnellement, sans que le venin fasse son œuvre.
La scénographie toute en miroir, en plus de créer un espace glacial, oblige les personnages à se regarder en face. Mais le font-ils vraiment ou ne font-ils que voir leur reflet, un aspect superficiel de leur personne ? Les miroirs permettent également d’inclure le public dans cette pièce. Est-ce de nous qu’on parle ? Cherche-t-on à nous renvoyer une image de nous-mêmes ? Devrions-nous nous questionner sur nos comportements ?
Lignes de fuite
Texte et interprétation : Catherine Chabot. Mise en scène : Sylvain Bélanger. Interprétation : Lamia Benhacine, Victoria Diamond, Benoît Drouin-Germain, Léane Labrèche-Dor, Maxime Mailloux. Assistance à la mise en scène et régie : Julien Veronneau. Design de l’espace : Atelier Zébulon Perron. Éclairages : André Rioux. Conception sonore : Mykalle Bielinski. Accessoires et conseil aux costumes : Robin Brazill. Maquillages et coiffures : Sylvie Rolland-Provost. Conseil dramaturgique : Olivier Barrette et Guillaume Corbeil. Une création du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et de Corrida. Au CTD’A jusqu’au 6 avril 2019.