Critiques

Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël : Essentiel

Dans le coin gauche, Cass, une analyste de haut vol, capable de décortiquer les moindres algorithmes, qui cherche réconfort dans les chiffres, incapable de prendre pied entièrement dans le réel. Dans le coin droit, Jason, un financier qui a érigé sa fortune à coup de poignées de mains et de coup fumeux, incapable de saisir entièrement la portée de ce qui arrivera dans quelques heures à peine, au seuil de l’effondrement boursier de 2008. Entre les deux s’engage un combat de titans, une course de fond – à prendre ici dans les deux sens du terme – dont ni l’un ni l’autre ne se relèvera indemne.

Le décompte est amorcé dès la première parole prononcée, alors que les secondes défilent à vitesse folle sur deux écrans disposés de part et d’autre de la salle. Sur scène, de simples chaises, disposées de façon concertée, points d’appui comme obstacles à contourner dans cette joute verbale de haut niveau entre Luc Picard et Sophie Desmarais, entièrement transcendée par le feu qui couve en cet être asocial qui, à travers un travail sur les métaphores et l’ironie, finira par trouver sa propre voix. «La muette est devenue un mégaphone», raillera d’ailleurs Jason.

En transposant le mythe de la pythie de Delphes dans le monde de la haute finance du 21e siècle, Michael Mackenzie érige une pièce dont le propos va bien au-delà d’une critique – si nécessaire soit-elle – du capitalisme et du marasme ambiant. Élevée par une mère alcoolique qui, chaque année, poursuit la rédaction de son manifeste (qui donne son titre à la pièce), ayant vécu la plus grande partie de sa vie en retrait d’une société dont elle ne comprend pas les codes, Cass a appris à maîtriser les chiffres, incapable de gérer les émotions. Au lendemain d’un incident dont on finira par découvrir avec effarement la nature, elle cherche à «verbaliser, élucider, concrétiser», n’hésitant pas au passage à retourner les arguments de son adversaire et déboulonner certains mythes régissant notre société de consommation effrénée. «L’éthique fait partie de la périphérie?»

Le spectateur aurait facilement pu se perdre dans les dédales de la haute finance (au vocabulaire extrêmement spécialisé) ou se laisser déstabiliser par les références aux auteurs grecs antiques, «tes Grecs» comme les appelle Cass, dont Thucydide qui, quatre siècles avant notre ère, avait déjà compris que «le fort fait ce qu’il peut faire et le faible subit ce qu’il doit subir». Ce serait sans compter la traduction fluide d’Alexis Martin, la rigueur presque mathématique de la mise en scène de Marc Beaupré, d’une grande intelligibilité, la redoutable scénographie de Simon Guilbault, les éclairages astucieux d’Éric Champoux, mais surtout le jeu irréprochable des deux interprètes. Luc Picard réussit à transmettre intensité et fragilité à ce personnage que l’on voudrait pourtant détester d’emblée, alors que Sophie Desmarais, illuminée de l’intérieur, calibre avec une rare maîtrise son émancipation du chaos, tant extérieur qu’intérieur. Bravo!

Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël. Texte de Michael Mackenzie. Mise en scène de  Marc Beaupré. Production du Théâtre d’Aujourd’hui. Au Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 2 novembre 2013. 

 

Lucie Renaud

À propos de

Décédée en 2016, elle était professeure, journaliste et rédactrice spécialisée en musique classique, en théâtre et en nouvelle littérature québécoise.