Chroniques

Être artiste dans la francophonie canadienne

© Mélissa Carrier

Nous sommes heureux de publier ici le mot de clôture émouvant que l’auteure, metteure en scène et directrice artistique Anne-Marie White a fait entendre à Ottawa le 21 juin 2011 lors du forum « Être artiste dans la francophonie canadienne : Forum sur les pratiques artistiques ». Elle s’y inquiète notamment de la dévalorisation du rôle de l’artiste dans la société canadienne et des tentatives de musèlement de la parole de l’artiste.

Le regard que je porterai ici sera celui d’une écartelée : celle qui navigue quotidiennement entre deux fonctions, l’artiste et la gestionnaire. Je prendrai la parole en tant qu’artiste d’abord, éclairée par la gestionnaire, en ouvrant le clapet de ma sensibilité, ce clapet que j’apprends à ouvrir et à fermer sur commande, tel un onglet de logiciel comptable.

Je suis née en Acadie, dans le nord-est du Nouveau-Brunswick. J’ai quitté cette région à l’âge de 18 ans pour étudier en Ontario. J’ai vécu huit ans à Montréal pour finalement revenir à Ottawa, m’y installer et pratiquer mon métier. Les raisons de ce retour en terrain minoritaire francophone sont nombreuses, politiques, professionnelles, amoureuses, familiales, et ne feront pas l’objet de cette allocution.

Mon regard sur la question de la francophonie canadienne est teinté par les préoccupations de ma génération, loin des questions géographiques et identitaires qui ont été au cœur même du combat de la génération qui m’a précédée. Je fais partie de cette génération qu’on nomme X, faute de savoir ce que nous réussirons un jour à accomplir. Je suis de la génération qui donne naissance aujourd’hui à des enfants dont Wall-E sera à jamais le héros d’enfance, alors que le monde roule à une vitesse foudroyante, que les grandes corporations ravagent la planète sans scrupules, que l’idéologie de la droite se répand subtilement à l’échelle planétaire, que les pays industrialisés s’enfoncent dans l’endettement, que les pays sous-développés s’appauvrissent, que le terrorisme justifie la militarisation des États et que Dame Nature, elle, perd la raison devant l’incompréhensible.

Je fais partie de cette génération qui a appris à générer de façon efficace et sensationnaliste l’information et les images autour de la guerre, de la torture, de la violence faite aux femmes, du marché noir d’enfants et d’organes humains, de la pornographie, de l’hypersexualisation.

Je côtoie de près la génération suivante, celle qu’on a nommée Y, qu’on qualifie d’individualiste, celle qui a fondé Facebook et qui l’adopte tel un mode de vie valorisant et incontournable, qui est née dans un bac à recyclage et qui tente de se créer une identité autre que virtuelle, perdue dans le trop-plein d’étiquettes : « francophone », « citoyen du monde », « sans gras trans » et « probiotique ».

Enfants de baby-boomers, les gens de ma génération ont eu la chance de voir de près, depuis qu’ils ont atteint l’âge de raison, les nombreuses luttes qui ont été portées à bout de bras par leurs parents et leurs grands-parents. Entre-temps, nous nous enfermions dans nos chambres avec les premiers appareils technologiques, et nous rêvions à l’an 2000 comme d’un monde lointain et futuriste, par le biais de l’imagination fertile de l’enfance, et surtout, accompagnés émotionnellement par Passe-Partout qui, elle, nous comprenait.

Je suis de cette génération qui a suivi, tout au long de son enfance ou de son adolescence, de grands bouleversements politiques, celle qui a côtoyé les défenseurs de notre langue française, tant au Québec qu’ailleurs au Canada francophone. J’ai appris la valeur de l’effort et la noblesse du courage qu’il faut avoir pour porter une cause à bout de bras.

J’ai vu la génération de mes parents ériger des institutions, depuis plus de 30 ans, et mettre en place une francophonie canadienne extrêmement bien organisée, génération à laquelle plusieurs d’entre vous appartiennent. Je n’ai que des remerciements à vous faire pour ce combat héroïque que vous avez livré, au nom notre langue française, au nom notre culture, au nom des générations qui allaient venir, dont la mienne.

Mais voilà. Chaque génération a son combat. Et parfois, le combat que l’on doit mener n’apparaît pas de façon aussi limpide qu’on le souhaiterait, surtout quand la génération précédente a pris sa place de façon si courageuse.

Depuis quelques semaines, nous assistons à un débat de fond dans les médias sur le rôle de l’artiste dans notre notre société canadienne et à une remise en question agressive quant au financement public des arts et de la culture.

Je vous invite à visionner un court extrait d’une entrevue qui témoigne avec éloquence de cette vague d’incompréhension de la part de certains concitoyens, interview que Margie Gillis a accordée récemment à Krista Erikson sur les ondes de Sun TV.

On se rappellera également les mots de Nathalie Elgrably-Lévy, le 5 mai dernier, dans Le Journal de Montréal. Les nombreux témoignages des citoyens canadiens sur la question du financement des arts, tant du côté anglophone que francophone, confirment que l’opinion de mesdames Erikson et Elgrably-Lévy ne sont que la pointe de l’iceberg. Le rôle de l’artiste dans la société canadienne est remis en question. Le débat est sur la place publique: pourquoi l’argent des contribuables devrait-il financer le travail des artistes?

Il serait sûrement de mise, à ce moment-ci, de faire le procès du courant idéologique de droite qui s’immisce tranquillement dans les sphères politiques et sociales ou encore celui de l’obscurantisme médiatique qui balaie toute pensée critique et constructive.

Il serait aussi de mise de nous servir un pep talk, de flatter nos egos d’artistes, de dire à quel point on a du talent, de parler de nos bons coups, de nous rappeler qu’on peut le faire, nous, la minorité, que nous sommes aussi forts que nos comparses québécois, qu’il ne faut pas baisser la tête, qu’il faut être fiers de notre différence et revendiquer nos droits aux fonds publics pour soutenir les arts et la culture.

Je pourrais vous détailler les plans de l’Agenda 21 pour la culture et vous vendre l’urgence de l’adopter à l’échelle nationale, à l’instar de nos voisins québécois. On m’a aussi appris à parler de l’art comme une nourriture de l’âme, tel que Margie Gillis a tenté de le faire valoir, tant bien que mal, alors qu’elle s’est fait attaquer par une lionne médiatique en quête de sensationnalisme. J’ai appris ces langues, et je sais les utiliser.

Et pourtant, je ne le ferai pas.

Au cœur même du déferlement de cette haine médiatique envers les artistes, je n’ai pas envie de sauter aux barricades pour clamer haut et fort la valeur de mon travail ni de celui de mes pairs. Je reçois plutôt la gifle en pleine face, et je choisis de me remettre en question, en tant qu’artiste, pour une fois, plutôt que d’accuser l’autre. J’ai pourtant appris la langue des statistiques et de l’économie, mes associations m’ont enseigné à faire parler les chiffres avec éloquence et à valoriser mon travail par l’investissement dans un produit durable qui rapporte, à long terme.

Mais aujourd’hui, quelque chose ne fonctionne plus. Je me retrouve devant une situation complètement horrifiante, et je ne ferai le procès de personne d’autre que celui des artistes eux-mêmes, et je m’inclurai au banc des accusés.

Parce qu’aujourd’hui, sincèrement, je me pose les questions suivantes :

Si je suis si peu entendue aujourd’hui, par mes concitoyens, est-ce parce que je passe plus de temps à revendiquer mon droit à la parole plutôt qu’à la prendre ?

Peut-on être artistes dans la francophonie canadienne ?

On est artiste comme on est malade. Je m’entends dire depuis des années : « Si tu penses pouvoir vivre sans faire de théâtre, ou de musique, ou tout autre forme d’art, Dieu du ciel, fais autre chose, ne te pose même pas la question ! »

Les gens sont faussement pudiques par rapport à la dénomination « artiste », au Canada francophone. Comme si se dire « artiste » était prétentieux ou supposait une supériorité intellectuelle ou spirituelle. Être artiste, ce n’est pas un statut ni une échelle de valeurs. C’est un état. Le cerveau de l’artiste perçoit la vie différemment, nonobstant les subventions, nonobstant la reconnaissance de ses pairs ou de ses concitoyens. L’artiste s’extrait momentanément de la vie pour faire des liens entre le passé, le présent et le futur, entre l’ailleurs et l’ici, entre le rationnel et l’insondable. L’artiste est, par nature, un libre-penseur. Au lieu de regarder une image de façon unilatérale, selon le mode de pensée prescrit par la masse, l’artiste observe le monde autour de lui de façon multidirectionnelle.

Cette façon marginale de regarder la vie et de l’exprimer à travers des œuvres artistiques permet à la société de s’identifier à cette perception du monde puisqu’au plus profond de chacun de nous, artiste ou non, se trouve le souvenir d’avoir été libre à l’intérieur.

Comment se fait-il qu’aujourd’hui, mon travail ait perdu toute crédibilité ? Qu’est-ce que je vais faire, le jour où les fonds publics vont m’être retirés ? Comment mes concitoyens peuvent-ils me prendre au sérieux quand, chaque fois que je prends la parole publiquement, c’est pour revendiquer mon salaire de crève-faim ? Est-ce que ma prise de parole est réellement au cœur de ma pratique artistique ?

J’emprunterai ici les mots de mon collègue dramaturge Philippe Ducros, tirés de la Lettre de la résistance qu’il a fait circuler au printemps dernier par le biais de l’ACT (Association des compagnies de théâtre) : « Ne pas prendre la parole pour revendiquer notre place, mais prendre notre place pour revendiquer notre parole. Ne pas parler d’art au monde, mais parler du monde avec art. »

Certains jours, je regarde ce qui se fait autour de moi, et j’aurais envie d’une autre époque, de voir partout, sur nos scènes, sur nos chaînes, sur nos écrans, dans la rue, dans les journaux, les empêcheurs de tourner en rond, les dénonciateurs, les éveilleurs de consciences. Je rêve d’une autre époque où l’on avait, où l’on prenait le temps de réfléchir et de créer du sens.

Je rêve de voir de la poésie sous toutes ses formes, de la poésie qui nous transporte vers des mondes inexpliqués, qui nous ramène à nos angoisses d’enfance alors que nous nous demandions ce qui se trouvait de l’autre côté de la fin de l’univers. Je rêve de voir de la comédie sous toutes ses formes. Que celle-ci se fasse alors avec esprit et intelligence, que le rire nous permette de nous regarder et d’avoir pitié de notre connerie humaine, en fuyant la banalité et les formes convenues. Je rêve de voir du drame sous toutes ses formes. Que celui-ci ne cherche pas, alors, à dicter au public à quel moment pleurer. Il le sait trop bien, le public, quand ressentir une émotion. Il le reconnaît trop bien, le moment où tout s’écroule, où il se retrouve face à lui-même, à sa propre naissance, à sa propre mort.

Si l’artiste, de par sa nature, défonce des murs, je me pose la question aujourd’hui à savoir si nous n’avons pas utilisé nos énergies et notre talent à défoncer les mauvais murs. Les artistes-gestionnaires passent leurs journées à comprendre les lignes directrices des programmes de subventions, à élaborer des politiques culturelles, à gérer les lieux de diffusion, à se mobiliser contre les compressions gouvernementales. Nous nous acharnons à trouver de nouvelles méthodes de développement du public, et, quand il nous reste quelques heures, à la fin du mois, dans l’urgence, on développe un spectacle ou deux ; toujours dans l’urgence, en réaction à la demande. Et pour notre plus grand malheur, nous sommes devenus de compétents gestionnaires.

Nous avons accepté, collectivement, au fil des années, de jouer ces rôles, qui n’ont rien à voir avec celui de l’artiste.

Comment se fait-il que j’aie plus souvent l’occasion de formuler une résolution dans le cadre d’une Assemblée générale annuelle que d’exposer ma démarche artistique ? Est-ce qu’avec le temps, nous serions devenus prisonniers de nos propres institutions ?

Vous, artistes et gestionnaires dans la cinquantaine, dans la soixantaine, avez connu une époque revendicatrice où l’engagement profond était au cœur de l’art. Vous êtes arrivés au théâtre par la réflexion. Si vous peinez à consacrer du temps pour réfléchir à ce que vous faites, en tant qu’artistes, que feront les générations futures alors qu’elles arrivent aujourd’hui à l’art par le biais des lois du marketing et de la rentabilité ? Grâce à quelles racines puiseront-elles à la source ? La globalisation n’est pas un ancrage. La communauté virtuelle n’a rien de communautaire.

Nous avons tellement concentré nos efforts sur l’assimilation que subit notre langue maternelle au Canada, que nous ne nous apercevons pas que notre langue d’artiste est, elle aussi, en train de se faire assimiler par les langues de l’économie, du tourisme et du code Morin.

Je m’enfonce dans la « surbureaucratisation », je réfléchis plus à la promotion de mes spectacles qu’à leur contenu, j’épouse le rythme d’une PDG de grande entreprise alors que je gère des budgets ridicules. Je consacre ma carrière aux statistiques. Et je me convaincs, avec le temps, que les plus forts sont ceux qui possèdent les chiffres.

Nous approchons la diffusion de nos spectacles comme les grandes corporations jouent à la bourse. Serons-nous rentables ? C’est la course folle à la démocratisation de l’art. Bien sûr, on concède que l’artiste pense différemment, mais encore faut-il qu’il puisse communiquer sa pensée et qu’il soit compris. Mais cette course à la démocratisation de l’art, puisque oui, nous voulons nous faire comprendre et entendre, puisque oui, nous voulons nous adresser à nos concitoyens – à bas l’élite intellectuelle, à bas l’élite artistique! –, cette course effrénée nous amènerait-elle parfois à perdre de vue le rôle de l’artiste et notre devoir, celui d’éveiller les consciences et la nôtre au premier chef ?

Mais voilà. Nous sommes épuisés. Et il ne nous reste plus de temps pour rêver. Nous devons sortir de ce cercle vicieux.

Je n’ai pas la solution miracle, mais je choisis de ne plus attendre que la solution vienne de l’extérieur. Ce système, que nous avons nous-mêmes érigé, en appuyant la génération précédente, n’est pas une dictature. Ce système est conçu de façon à ce que nous puissions changer les choses. Nous sommes les fondateurs de nos propres politiques culturelles. Nos associations et nos institutions sont là pour nous. Le Canada francophone n’a jamais été aussi bien organisé. Ce forum en est un exemple vibrant.

Artistes-gestionnaires écartelés, c’est le temps où jamais d’investir la place publique de nos envies, de nos rêves les plus fous. Maintenant que nous avons contribué à l’organisation de notre milieu, il serait peut-être temps de retourner à notre première vocation et de réfléchir ensemble, partout, de façon solidaire, au sens premier de notre pratique artistique, aujourd’hui, en tant que francophones canadiens, mais aussi et surtout, en tant que citoyens du monde.

Amis écartelés, nous sommes les seuls à pouvoir revendiquer notre temps pour rêver. Personne ne le fera à notre place. Nous avons érigé des institutions. Nous pouvons bien trouver moyen d’y respirer, en tant qu’artistes. Et si le rêve, le véritable rêve dans toute sa force et son engagement, investit la place publique, peut-être regagnerons-nous alors notre crédibilité auprès de nos concitoyens.


Après avoir fait mon propre procès, hors du temps et du système de la loi canadienne, je retournerai dans le monde, et j’entendrai sûrement l’écho de ma parole résonner. Jusqu’à ce que l’un d’entre vous vienne me parler. Et que, ensemble, nous poursuivions le dialogue. Et qu’un autre se joigne à nous. Et que, peu à peu, nous reprenions nos plumes et nos voix pour dire le monde tel que nous le voyons avec la langue de l’artiste, celle qui dénonce, qui éveille les consciences, qui nous permet de ne pas sombrer dans la folie qui nous assaillira tous si nous nous taisons.

Aujourd’hui, je n’ai pas envie de monter aux barricades des politiques gouvernementales pour défendre ce que nous faisons, artistes. J’ai plutôt envie de monter aux barricades qui se sont dressées entre nous et la vie, les barricades de la «surbureaucratisation», qui nous empêchent de voir et de crier le monde. Nous avons une bactérie mangeuse d’âme qui nous guette, et elle s’appelle le mutisme. Ne la laissons pas s’immiscer à l’intérieur de nous.

Il ne nous reste peut-être qu’un an ou deux avant la levée de l’assemblée. L’ultime levée d’assemblée. Celle qui mettra la hache dans nos institutions, qui œuvrent à la défense de nos artistes depuis tellement d’années. Arrangeons-nous pour qu’il ne nous reste pas, dans nos bibliothèques, qu’un amoncellement de documents corporatifs.

Et surtout, ne jetons pas du revers de la main nos acquis. Au contraire, servons-nous de notre savoir-faire et formulons justement une belle résolution à adopter: Que nous, artistes de la francophonie canadienne, assumions pleinement notre rôle d’éveilleurs de conscience, que nous infusions sens et folie à nos projets, que nous laissions la parole aux âmes singulières et aux libres penseurs, et que nos institutions et nos associations n’aient même plus à convaincre les citoyens de notre utilité, mais plutôt que la société en réclame plus, toujours plus, parce que nous serons fous, nous serons libres, nous serons partout, nous serons attentifs et indulgents, durs et dénonciateurs, rêveurs et libérateurs.

La proposition est sur la table. Je prendrai maintenant un proposeur et un appuyeur, avant de passer au vote et de marquer à jamais cette résolution dans le procès-verbal de nos vies d’artistes.

Anne-Marie White

À propos de

Diplômée de l’Université d’Ottawa en théâtre (1995) et de l’École nationale de théâtre du Canada en mise en scène (2003), Anne-Marie White est auteure, metteure en scène et directrice artistique. Elle œuvre dans le milieu théâtral québécois et franco-canadien.