Chroniques

Mon palmarès théâtre 2011

Comme vous le savez peut-être, je me suis prêté à l’exercice du palmarès pendant quelques années pour le journal Voir. J’aurais pu m’offrir une petite pause cette année. J’y ai même sérieusement pensé. Mais, en fin de compte, je n’arrive pas à résister à la tentation de procéder à une sorte de bilan en dressant la liste des spectacles que j’ai préférés en 2011, ceux dont j’ai gardé le souvenir le plus vif. Notez que j’ai volontairement écarté les productions étrangères, par pur chauvinisme, et que je n’ai pas considéré les spectacles anglophones et destinés aux jeunes publics, parce que ce sont des scènes que je fréquente bien peu.

1. Beauté, chaleur et mort / Projet MÛ / Théâtre La Chapelle

En première position, une création de Nini Bélanger et Pascal Brullemans sur la mort d’un enfant, sur le deuil, l’amour et la famille, sur la nécessité d’apprivoiser l’inadmissible, de composer avec lui. J’étais en état de choc après avoir assisté à cette courageuse introspection, spectacle témoignage, autofictionnel, cathartique, thérapeutique sans jamais être complaisant. En ce qui me concerne, au chapitre des confessions autobiographiques au théâtre, il s’agit d’un sommet. Je remercie le couple de créateurs d’avoir osé aborder un pareil sujet et de l’avoir fait avec autant de finesse et de sensibilité. Notez que Bélanger et Brullemans ont accepté de livrer leurs réflexions sur la création du spectacle dans un article qui sera publié en mars 2012, dans JEU 142, au cœur d’un dossier consacré à l’enfant sur la scène.

2. Les mutants / Théâtre de la banquette arrière / Espace Go

En deuxième position, une création collective mise en scène par Sylvain Bélanger, le spectacle le plus personnel, le plus engagé, le plus politique et j’oserais même dire le plus risqué de la Banquette arrière. En puisant dans leurs archives personnelles aussi bien que dans celles de la culture québécoise (cinéma documentaire, littérature, discours politiques…), dans leurs craintes intimes aussi bien que dans leurs angoisses citoyennes, les membres de la compagnie ont su relier leurs histoires individuelles à celles d’un peuple en quête de sens, d’identité et de justice. Je continue de réclamer une reprise de ce spectacle porté par les lumineuses trouvailles de Bélanger! En attendant, lisez dans JEU 139 l’article de Philippe Couture sur le retour de la question nationale dans le jeune théâtre québécois. J’ajoute que la Banquette arrière est actuellement en train de procéder à la création de Province, le nouveau texte de Mathieu Gosselin, sous la direction de Benoît Vermeulem. Le spectacle sera présenté à la Licorne en avril 2012.

3. Projet blanc / L’Activité

En troisième position, la bombe d’Olivier Choinière et Éric Forget, déconstruction en règle des procédés du spectaculaire et du superficiel, du divertissement, du confort et de l’indifférence. De toutes les balades audioguidées de Choinière, celle-là est de loin la plus percutante, la plus maîtrisée et la plus compromettante. Un seul soir, un groupe de plus ou moins 70 personnes, une expérience de théâtre dans le théâtre dans le théâtre où il est notamment question de Molière, de l’Institution théâtrale, du Quartier des spectacles, du narcissisme, des apparences, des remparts qu’on érige et du monde extérieur dont on ne pourra éternellement ignorer la clameur. Croyez-moi, il y a là matière à 1001 débats, on n’a donc pas fini d’en entendre parler de ce Projet blanc. Dans JEU 143, qui paraîtra en mars, nous procéderons à un substantiel retour sur l’expérience. Plusieurs voix se feront entendre. D’ici là, je vous propose de lire ce que j’ai écrit au lendemain de cette expérience pas banale.

4. Le 20 novembre / Sibyllines / Théâtre La Chapelle

En quatrième position, une véritable charge (il n’y a pas d’autres mots), un texte du Suédois Lars Noren mis en scène par Brigitte Haentjens. On l’attendait depuis un certain temps cette première rencontre entre deux esprits libres, deux metteurs en scène qui n’appartiennent pas à la même génération mais qui imposent des textes exigeants, grinçants, souvent fragmentaires, avec la même intelligence, la même radicalité. Cette fois, Christian Lapointe est comédien, seul à porter – et avec quelle rigueur, quelle intensité! – cette partition d’une violence inouïe, mise en procès d’une société qui permet, qui autorise, qui enfante des tueurs, qui accepte que se mettent en place les conditions nécessaires à l’éclosion de pareilles horreurs. La représentation, qui donne une voix à un jeune homme qui en a bien fini de se taire, est une épreuve, mais c’est un coup qui mérite d’être encaissé, une expérience salvatrice, qui ouvre les yeux. Je vous invite à lire, dans JEU 140, la critique de Raymond Bertin, mais aussi la réaction troublante de Lise Vaillanourt au même spectacle. Notez qu’en janvier, Lapointe présente Sepsis à La Chapelle et Haentjens l’Opéra de Quat’sous à l’Usine C.

5. L’enclos de l’éléphant / Théâtre du Grand Jour / Espace Libre

En cinquième position, le huis clos d’Étienne Lepage mis en scène par Sylvain Bélanger. Lepage est de loin le jeune dramaturge qui me semble le plus intéressant par les temps qui courent. On avait remarqué avec Rouge gueule et Kick, la franchise avec laquelle il osait fouiller les zones les plus sombres de l’âme humaine, les instincts les moins avouables. Avec l’Enclos de l’éléphant, créé lors du plus récent FTA puis repris en début de saison, ce talent culmine. À partir d’une rencontre entre deux hommes, un face à face apparemment banal mais de plus en plus tendu, on aborde la lutte des classes, les inégalités sociales, l’individualisme croissant et cette peur de l’Autre qui gagne sans cesse du terrain. Si le dispositif scénique a connu quelques ratés, il demeure tout de même que Bélanger a su faire de la scène une arène, le lieu d’un match sans pitié, un duel qui donne froid dans le dos, un jeu de société dont les règles sont sans cesse plus tordues, machiavéliques. Notez qu’il y aura un compte-rendu critique de ce spectacle dans les pages de JEU 142.

S’il y avait eu dix positions, j’aurais ajouté:

6. Contre le temps, un texte de Geneviève Billette mis en scène par René Richard Cyr au Théâtre d’Aujourd’hui. Pour le superbe texte de Billette, historique tout en étant éminemment actuel, et pour les brillantes interprétations des comédiens, à commencer par Benoît Drouin-Germain. Lisez ma critique.

7. En attendant Gaudreault précédé de Ta Yeule Kathleen, de et mis en scène par Sébastien David, une production du Collectif En Attendant présentée à la Salle Jean-Claude Germain du Théâtre d’Aujourd’hui. Pour la langue de David et pour ses fabuleux personnages de déshérités.

8. La genèse de la rage, de et mis en scène par Sébastien Dodge, une production du Théâtre de la Pacotille présentée à la Salle Jean-Claude Germain du Théâtre d’Aujourd’hui. Pour la truculence, les débordements de mots et de sang, la force de la satire. Lisez la critique d’Alexandre Cadieux dans JEU 141.

9. Correspondances (rester ou partir ?), d’Evelyne de la Chenelière, Olivier Coyette et Carole Ammoum, dans une mise en scène de Marcelle Dubois, une production du Théâtre les Porteuses d’aromates présentée Aux Écuries. Pour l’audace du questionnement identitaire, pour le croisement des points de vue, l’ouverture sur l’ailleurs. Lisez la critique de Pierre Popovic dans JEU 140.

10. Temps, de et mis en scène par Wajdi Mouawad, une production du Trident notamment présentée au Théâtre d’Aujourd’hui. Je persiste à dire qu’un Mouawad, même mineur, vaut le détour. Le traitement de l’inceste m’a bouleversé, sans oublier tout ce qui touchait à la réappropriation du territoire et au besoin des personnages de régler des comptes avec leur arbre généalogique.

Joyeuses Fêtes!

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.