Critiques

Alexis. Una tragedia greca : Théâtre de rues

Plusieurs des spectacles de l’édition 2012 du FTA mettent en scène… le théâtre, ou plus précisément son élaboration, ses conventions, sa manière de saisir le réel, de le traduire, de le représenter, de le transcender ou même de le récuser.

C’est le cas de Nathan (Emmanuel Schwartz) et de Maudit soit le traître à sa patrie ! (Oliver Frljić), mais aussi des deux spectacles d’Enrico Casagrande et Daniela Nicolò, de la compagnie italienne Motus, consacrés à la figure d’Antigone : Too Late! (antigone) contest #2, présenté la semaine dernière à Espace Libre, et Alexis. Una tragedia greca, qu’on peut voir jusqu’au 5 juin à la Cinquième Salle de la Place des Arts.

Dans une société en ébullition, dont les rues sont prises d’assaut, dont les citoyens sont indignés, dégoutés de voir à quel point les abus sont multiples, outrés de constater que le mensonge est institué en système, révoltés de réaliser que l’appât du gain prime sans cesse sur l’équité. Dans un pareil contexte, qu’est-ce que le théâtre peut bien accomplir ? Qu’est-ce qu’il peut bien changer ? Quel rôle peut-il jouer ? Une adéquation entre la scène et la rue est-elle possible ? C’est précisément à cette jonction du réel et de l’art que se situe le spectacle, l’une des quatre parties d’un cycle élaboré par Motus entre 2008 et 2010 au sujet d’Antigone, de ce qu’il reste d’elle dans notre 21e siècle, de ce qui a survécu de sa révolte et de son intégrité.

À Athènes, en 2008, des émeutes éclatent après le meurtre d’Alexandros Grigoropoulos, un adolescent en qui les créateurs d’Alexis. Una tragedia greca voient une «réincarnation» de Polynice, le frère d’Antigone, celui pour lequel l’héroïne de Brecht et Sophocle réclame une sépulture. Le courage d’Antigone, sa détermination, son engagement et sa soif de justice n’ont pas fini d’inspirer. Sur scène et dans la salle, quatre comédiens cherchent à comprendre. Visionnent les vidéos des émeutes et les entrevues qu’ils ont réalisées avec des intellectuels grecs. Observent les graffitis qui ornent les murs de la ville. Ils témoignent de ce qu’ils ont vu, vécus, ressentis. Il arrive même qu’ils se prennent pour les personnages de la tragédie.

Vers la fin, l’expérience devient carrément exaltante. Parce que les idéaux qui poussent les Grecs dans la rue sont fondamentalement les mêmes que ceux qui motivent les Québécois, parce que ce sont les citoyens du monde qui sont en train de renverser les tyrannies, parce qu’un fil rouge relie notre indignation, aussi bien que celle qui opère en Grèce et dans les pays arabes, à celle d’Antigone, on projette en fond de scène des photos de manifestations prises aux quatre coins de la planète (dont plusieurs au Québec). Les spectateurs sont alors invités à monter sur la scène, à prendre leur place dans un grand soulèvement populaire. Vous imaginez un peu la décharge électrique qui parcourt alors la salle?

Maintenant, j’en sais un peu plus sur le genre de rôle que le théâtre peut jouer en temps de crise. Il peut recharger les batteries. Nous connecter avec notre nature profonde, viscérale, citoyenne, celle qui refuse de se soumettre, de se conformer, d’entrer dans le rang. Le théâtre, lorsque ses créateurs osent se commettre, rompre avec le divertissement, poser des questions plutôt que de donner des réponses, est crucial parce qu’il transmet de l’espoir, beaucoup d’espoir, assez pour soulever des montagnes.

Alexis. Una tragedia greca

Texte et mise en scène : Enrico Casagrande et Daniela Nicolò. Une production de la compagnie Motus. À la Cinquième Salle de le Place des Arts, à l’occasion du Festival TransAmériques, jusqu’au 5 juin 2012.

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.