Critiques

Vendu : L’irrésistible tentation de Faust

Dans cette soirée de cabaret schizophrénique, Rick Miller propose une attaque frontale contre le capitalisme et son prolongement, le consumérisme.

Dans ce spectacle en deux parties, il s’adresse d’abord à nous comme un citoyen qui donne une conférence sur l’état de la situation. Et la situation n’est pas drôle. Par une pétarade de données sur les chiffes pharamineux du capital à travers ses banques et ses grands consortiums à donner la nausée, il fait ressortir les problèmes moraux : comment consommer encore Exxon, après le Golf du Mexique, comment être clients d’une banque dont le taux de production de carbone atteint des millions de tonnes par années, comment consommer encore, lorsque l’on connaît les dessous de l’histoire, la destruction de l’environnement, l’exploitation outrancière de populations pauvres, le gaspillage de l’eau potable ?

Alors le citoyen engagé, embourbé dans sa bonne conscience, fait place à Arnie, le clown cynique, qui danse, chante, fait des imitations, régurgite les voix célèbres des comics américains, fait éclater sur scène les voix torturées ou sulfureuses de la publicité, de la vente à tout prix. Le capitalisme, avec les armes modernes de la psychanalyse et du marketing de masse, impose sa loi : « La destruction créatrice est la force essentielle du capitalisme… » selon la formule de J. Schumpeter. Alors que le citoyen Miller fait appel à des valeurs morales, empreintes d’écologie et de soucis environnementaux, préoccupé par l’avenir de ses enfants, inquiet des effets psychologiques du marketing sur nos comportements individuels, Arnie, le double incontrôlable, le démon de notre conscience, vente au contraire les mérites de la vente sous pression, du hardsell.

Le cynique Arnie se réjouit du bonheur éternel que procure le consumérisme. Nous pouvons, grâce aux produits disponibles satisfaire tous les besoins que la publicité s’efforce d’entretenir, voire de créer de toute pièce. Si Miller entend résister au marketing qui empoisonne nos vies partout, Arnie fait la démonstration que cela est fondamentalement impossible. Et il s’en remet alors aux héros de l’heure, Bono en tête, Morgan Freeman avec sa voix de vendeur et surtout cette hilarante présentation de Clotaire Rapaille, surnommé Doc. Clot’, triste sire que la ville de Québec sait apprécier. L’artiste anglophone présentait hier la première en français, parfaitement adaptée pour le public québécois.

Rick Miller salut personnellement le public à l’entrée, puis l’invite à discuter au foyer après la représentation. De bout en bout, la vraie vie et le spectacle se confrontent, la tentation au moralisme simpliste est déboutée par l’épreuve du réel. Ce qui pourrait n’être qu’un prêchi-prêcha gagne en complexité au moment au Arnie ouvre sa grande gueule du showbiz. Il parvient avec sa valise Pandore, sa marionnette, ses trucs low tech, sa percée du 4e mur, sa métamorphose en direct à nous inclure dans l’immatérialité du problème et à rendre notre indifférence suspecte.

Comment peut-on vivre en marge du consumérisme aujourd’hui ? Comment peut-on encore préserver la planète alors que l’armada du marketing s’insinue jusque dans notre psyché ? Le capitalisme propose des formes de bonheur éternel en asphyxiant notre conscience. La réponse modérément optimiste de Miller tient dans le petit geste, à la manière de la méthode Suzuki. Et pourtant, nous restons avec l’amer arrière-goût qu’il est déjà trop tard. Car tous, autant que nous sommes avons, comme Faust, vendu notre âme aux dieux du consumérisme, dans toutes ses déclinaisons, se nomment-elles Walmart ou Apple. Mais le citoyen Miller s’inclut lui-même dans cette machination mondiale, puisque nous sommes tous des cellules qui vendent, « cells that sell », et il n’hésite pas à utiliser les stratégies de marketing et d’entertainment pour se vendre lui-même. Et que la fête continue !

Vendu

Texte, traduction, conception, mise en scène et interprétation : Rick Miller. Inspiré de Hardsell, de Rick Miller et Daniel Brooks. Une production de WYRD Productions. Au Théâtre de la Bordée, à l’occasion du Carrefour international de théâtre de Québec, jusqu’au 9 juin 2012.