Thomas Ostermeier et Henrik Ibsen forment, à plus d’un siècle de distance, une paire parfaite. Les textes d’Ibsen, qui inscrivent magnifiquement de profonds drames humains dans un arrière-plan social précis, trouvent dans le regard d’Ostermeier une actualisation saisissante, dénuée de trop de psychologisme mais éclatante d’acuité sociale. Dans Un ennemi du peuple, nouvelle mise en scène ibsénienne d’Ostermeier après Hedda Gabler et Une maison de poupée, le metteur en scène allemand se montre très inspiré (avec l’aide de Florian Borchmeyer qui signe l’adaptation du texte).
Le docteur Stockmann devient une figure de dissidence parfaitement ancrée dans notre époque lorsqu’il est revu et corrigé par ce spectacle mémorable qui a réjoui les festivaliers avignonnais. La première partie de la pièce décline avec beaucoup de précision les dialogues entre le docteur et son ami journaliste ou son maire de frère, dans cette esthétique réaliste, urbaine et cool dont Ostermeier a le secret. Il la nomme lui-même «réalisme sociologique». Et l’expression est assez juste. Cet univers, cette fois, est teinté d’une ambiance branchée, jeune et fougueuse, histoire de faire écho à la colère et l’énergie du docteur Stockmann, habité de l’engagement caractéristique d’une jeunesse aux nobles idéaux.
Le combat qu’il mène contre l’administration municipale et contre son maire de frère pour assainir les eaux de la station thermale de sa ville est un combat juste, pour lequel il compte sur l’appui de la population. Mais tout se retourne soudain contre lui quand le maire orchestre une fine manipulation du peuple en brandissant les ingrédients habituels: évocations de l’affaiblissement du tourisme et d’un important ralentissement économique, menaces d’augmentation d’impôts qui oppressent l’honnête contribuable, et tutti quanti. Pour éviter de dénouer les cordons de sa bourse, le maire n’hésitera pas à contourner les faits et à affirmer sans broncher: «Il me semble que l’eau n’est pas si nocive.»
Mensonges, désinformation, campagne de peur: la démocratie existe-t-elle encore quand les hommes de pouvoir font preuve de tant de malhonnêteté? Voilà comment Ibsen posait déjà la question en 1882 et comment Ostermeier, par une efficace réécriture, ancre ce grave questionnement dans l’ici-maintenant, ne négligeant aucune des nuances installées dans le texte original du célèbre auteur norvégien mais insistant sur l’idée de la disparition de la Vérité dans un monde de faux-semblants et de manipulations. Disons que le sujet sonne familier à des oreilles québécoises saturées d’histoires de collusion. Il résonne aussi très fort pour un public européen soumis à des mesures d’austérité en pleine crise économique, alors que les puissants de ce monde, eux, continuent d’empocher d’imposantes cagnottes.
Ainsi, Stockmann, qui cherche à convaincre la population de son point de vue, se lancera dans un long discours révolutionnaire dans lequel il expose la contamination de tout le système politique par l’obsession de l’économie et dénonce «un monde dans lequel ne transitent que des marchandises idéales». Tout y passe: la psychiatrie qui annihile toute colère et toute dissidence, l’hypocrisie de la cellule familiale dans laquelle se répète le modèle commercial avec ses navrantes illusions de bonheur, le culte de soi qui mène à un effritement total du collectif, et tutti quanti. Et soudain, le maire et ses sbires interrompent la prose enfiévrée du bon docteur pour orchestrer un débat auquel le public, qui est devenu le représentant du peuple, est invité à participer. Ce fut un magnifique moment de théâtre le soir de la première, alors que des spectateurs éloquents et volubiles se sont succédés au micro pour dénoncer, visiblement saisis d’une grande urgence de dire, la mascarade démocratique dans laquelle nous vivons.
Le réalisme cèdera doucement sa place à une sorte d’éclatement visuel. Les murs sur lesquels les acteurs dessinaient à la craie en première partie seront aspergés violemment de peinture.
La trame sonore, enchaînant les succès pop de David Bowie, Gnals Barkley, Oasis et The Clash (en de délicieuses versions acoustiques indie folk), fait aussi écho aux grands thèmes de la quête de vérité et de l’attrait de l’argent. Quand on prête attention aux paroles, on reconnaît tout de suite ce réseau sémantique, qui permet un éclairage encore plus vif sur l’action en cours.
Reléguant le drame psychologique aux oubliettes, (on ne s’en plaindra certainement pas), Ostermeier n’en élimine pourtant pas les situations: les histoires de couple sont alors vues comme une sorte de distraction sympathique, présentée avec un humour de situation plutôt bien tourné, qui a le mérite d’humaniser les personnages sans se complaire dans le sentimentalisme.
Bref, du très grand théâtre.
Un ennemi du peuple (Ein Volfskeind)
Adaptation du texte d’Henrik Ibsen par Florian Borchmeyer
Mise en scène par Thomas Ostermeier
Une production Schaubühne Berlin
À l’Opéra-Théâtre d’Avignon (France), jusqu’au 25 juillet
Thomas Ostermeier et Henrik Ibsen forment, à plus d’un siècle de distance, une paire parfaite. Les textes d’Ibsen, qui inscrivent magnifiquement de profonds drames humains dans un arrière-plan social précis, trouvent dans le regard d’Ostermeier une actualisation saisissante, dénuée de trop de psychologisme mais éclatante d’acuité sociale. Dans Un ennemi du peuple, nouvelle mise en scène ibsénienne d’Ostermeier après Hedda Gabler et Une maison de poupée, le metteur en scène allemand se montre très inspiré (avec l’aide de Florian Borchmeyer qui signe l’adaptation du texte).
Le docteur Stockmann devient une figure de dissidence parfaitement ancrée dans notre époque lorsqu’il est revu et corrigé par ce spectacle mémorable qui a réjoui les festivaliers avignonnais. La première partie de la pièce décline avec beaucoup de précision les dialogues entre le docteur et son ami journaliste ou son maire de frère, dans cette esthétique réaliste, urbaine et cool dont Ostermeier a le secret. Il la nomme lui-même «réalisme sociologique». Et l’expression est assez juste. Cet univers, cette fois, est teinté d’une ambiance branchée, jeune et fougueuse, histoire de faire écho à la colère et l’énergie du docteur Stockmann, habité de l’engagement caractéristique d’une jeunesse aux nobles idéaux.
Le combat qu’il mène contre l’administration municipale et contre son maire de frère pour assainir les eaux de la station thermale de sa ville est un combat juste, pour lequel il compte sur l’appui de la population. Mais tout se retourne soudain contre lui quand le maire orchestre une fine manipulation du peuple en brandissant les ingrédients habituels: évocations de l’affaiblissement du tourisme et d’un important ralentissement économique, menaces d’augmentation d’impôts qui oppressent l’honnête contribuable, et tutti quanti. Pour éviter de dénouer les cordons de sa bourse, le maire n’hésitera pas à contourner les faits et à affirmer sans broncher: «Il me semble que l’eau n’est pas si nocive.»
Mensonges, désinformation, campagne de peur: la démocratie existe-t-elle encore quand les hommes de pouvoir font preuve de tant de malhonnêteté? Voilà comment Ibsen posait déjà la question en 1882 et comment Ostermeier, par une efficace réécriture, ancre ce grave questionnement dans l’ici-maintenant, ne négligeant aucune des nuances installées dans le texte original du célèbre auteur norvégien mais insistant sur l’idée de la disparition de la Vérité dans un monde de faux-semblants et de manipulations. Disons que le sujet sonne familier à des oreilles québécoises saturées d’histoires de collusion. Il résonne aussi très fort pour un public européen soumis à des mesures d’austérité en pleine crise économique, alors que les puissants de ce monde, eux, continuent d’empocher d’imposantes cagnottes.
Ainsi, Stockmann, qui cherche à convaincre la population de son point de vue, se lancera dans un long discours révolutionnaire dans lequel il expose la contamination de tout le système politique par l’obsession de l’économie et dénonce «un monde dans lequel ne transitent que des marchandises idéales». Tout y passe: la psychiatrie qui annihile toute colère et toute dissidence, l’hypocrisie de la cellule familiale dans laquelle se répète le modèle commercial avec ses navrantes illusions de bonheur, le culte de soi qui mène à un effritement total du collectif, et tutti quanti. Et soudain, le maire et ses sbires interrompent la prose enfiévrée du bon docteur pour orchestrer un débat auquel le public, qui est devenu le représentant du peuple, est invité à participer. Ce fut un magnifique moment de théâtre le soir de la première, alors que des spectateurs éloquents et volubiles se sont succédés au micro pour dénoncer, visiblement saisis d’une grande urgence de dire, la mascarade démocratique dans laquelle nous vivons.
Le réalisme cèdera doucement sa place à une sorte d’éclatement visuel. Les murs sur lesquels les acteurs dessinaient à la craie en première partie seront aspergés violemment de peinture.
La trame sonore, enchaînant les succès pop de David Bowie, Gnals Barkley, Oasis et The Clash (en de délicieuses versions acoustiques indie folk), fait aussi écho aux grands thèmes de la quête de vérité et de l’attrait de l’argent. Quand on prête attention aux paroles, on reconnaît tout de suite ce réseau sémantique, qui permet un éclairage encore plus vif sur l’action en cours.
Reléguant le drame psychologique aux oubliettes, (on ne s’en plaindra certainement pas), Ostermeier n’en élimine pourtant pas les situations: les histoires de couple sont alors vues comme une sorte de distraction sympathique, présentée avec un humour de situation plutôt bien tourné, qui a le mérite d’humaniser les personnages sans se complaire dans le sentimentalisme.
Bref, du très grand théâtre.
Un ennemi du peuple (Ein Volfskeind)
Adaptation du texte d’Henrik Ibsen par Florian Borchmeyer
Mise en scène par Thomas Ostermeier
Une production Schaubühne Berlin
À l’Opéra-Théâtre d’Avignon (France), jusqu’au 25 juillet