Le théâtre européen, et surtout le théâtre allemand (qui est toujours au-devant des autres), n’a pas tardé à réagir à la crise économique qui terrasse l’Europe après avoir traversé les Etats-Unis en 2008. Les exemples pleuvent. Thomas Ostermeier s’y frotte par l’entremise du théâtre d’Ibsen. Falk Richter en a fait un spectacle stimulant en collaboration avec la chorégraphe Anouk Van Dijk (Trust, vu au FTA 2011). En France, Joël Pommerat s’y attaque dans sa pièce Ma chambre froide. Et le festival d’Avignon, cet été, n’échappe pas au mouvement en présentant deux spectacles sur les mécanismes et les dérèglements de la finance. Le premier, intitulé 15%, est un spectacle plutôt échevelé et inconsistant de Bruno Meyssat, dont je ne vous parlerai pas davantage. Mais le deuxième, Les contrats du commerçant, fruit d’une collaboration entre la sulfureuse auteure autrichienne Elfiede Jelinek et le metteur en scène allemand Nicolas Stemann, est un bazar scénique incontrôlé mais hautement réjouissant.
Entre Vienne et Hambourg, Stemann (metteur en scène associé au Thalia Theater de Hambourg et parfois au Schauspiel Köln de Cologne) est l’un des plus importants accoucheurs scénique des pièces de Jelinek en Europe – ils ont une relation artistique faite de complicité et de compréhension et ont déjà travaillé ensemble sur 5 pièces ces dernières années. Ils se complètent bien. Elle est l’écrivaine cérébrale, grande manipulatrice de structures textuelles complexes. Il est le metteur en scène épris d’une approche décoincée et décomplexée, qui se saisit l’écriture de Jelinek comme d’un matériau brut.
Cela donne lieu à forme libre et événementielle, comme une sorte de marathon scénique qui emprunte au concert, à la vidéo, à la lecture publique et à l’improvisation. Le spectacle cultive la spontanéité et introduit des éléments de risque pour ses acteurs, ce qui évidemment recrée le climat des fluctuations boursières et l’incertitude du monde financier, mais donne aussi à la représentation des airs de fin du monde. La pièce, dans son indiscipline, propose un combat contre les codes tentaculaires du néolibéralisme et expose la recherche d’une forme scénique qui échapperait à la marchandisation, par son caractère instable et protéiforme. C’est en quelque sorte une tentative de mise en pièces du paradigme néo-libéral. Traversée d’une certaine agressivité, ou plutôt d’une colère libératrice, la performance agit sur le spectateur comme une sorte de délivrance, comme une explosion.
Le texte, une longue prose postdramatique, se construit à partir d’une écriture polyphonique et indomptable, empruntant une structure complètement affranchie des conventions du théâtre. Comme toujours chez Jelinek, il s’agit d’un assemblage complexe, un peu affolant, mais Stemann semble n’y voir aucune contrainte et l’approche comme une matière libre, comme une invitation à prendre la scène d’assaut, jamais comme un diktat. Il en respecte bien sûr le caractère musical – Jelineke écrit des partitions rythmées, digressives et loghorréiques, créant une masse textuelle qu’il faut nécessairement recomposer et redistribuer dans la bouche des acteurs à la manière du chef d’orchestre. Mais il en fait parfois une musique d’arrière-plan, s’inspirant de ses mouvements et de son climat pour inventer de nouvelles situations, plus performatives. Il recourt alors à la chanson ou au dessin, parfois à l’interaction avec le public.
Et pourtant la déconstruction du langage financier à laquelle se consacre Jelineke est transmise avec grande clarté. La subversive auteure autrichienne cherche notamment à rendre tangible le caractère abstrait de l’argent et à montrer l’absurdité d’un monde financier dans lequel l’argent fluctue et se dilapide virtuellement dans un marché instable, insaisissable pour le commun des mortels mais pourtant déterminant pour tous. Elle décortique le culte de l’argent auquel le néo-libéralisme nous soumet, ridiculisant avec une ironie tranchante l’obsession du développement économique et de l’augmentation du capital. C’est cette vénération aveugle, cette foi obstinée, qui a mené les familles américaines à la rue en 2008 après avoir investi dans des maisons qui dépassaient leurs moyens et fait confiance à des banques trop généreuses. La banque, son système et son langage, sont d’ailleurs au cœur de l’écriture de Jelineke dans ce texte qui continue d’évoluer au gré de l’actualité, la colère de l’auteure se déplaçant au gré du mouvement perpétuel du capital et de ses incessants ravages.
Si le spectacle n’échappe pas aux redondances et aux répétitions au cours des 4 heures de représentation, il est traversé d’une telle énergie et d’une telle intelligence qu’on y adhère malgré tout. D’autant que, pour faire écho à la liberté déployée sur scène, les spectateurs sont libres de circuler jusqu’au bar et de laisser de côté leur sagesse habituelle. Et ça fait du bien.
Les contrats du commerçant. Une comédie économique
Texte : Elfriede Jelinek. Mise en scène : Nicolas Stemann. Une production du Thalia Theater. Au Festival d’Avignon jusqu’au 26 juillet 2012.
Le théâtre européen, et surtout le théâtre allemand (qui est toujours au-devant des autres), n’a pas tardé à réagir à la crise économique qui terrasse l’Europe après avoir traversé les Etats-Unis en 2008. Les exemples pleuvent. Thomas Ostermeier s’y frotte par l’entremise du théâtre d’Ibsen. Falk Richter en a fait un spectacle stimulant en collaboration avec la chorégraphe Anouk Van Dijk (Trust, vu au FTA 2011). En France, Joël Pommerat s’y attaque dans sa pièce Ma chambre froide. Et le festival d’Avignon, cet été, n’échappe pas au mouvement en présentant deux spectacles sur les mécanismes et les dérèglements de la finance. Le premier, intitulé 15%, est un spectacle plutôt échevelé et inconsistant de Bruno Meyssat, dont je ne vous parlerai pas davantage. Mais le deuxième, Les contrats du commerçant, fruit d’une collaboration entre la sulfureuse auteure autrichienne Elfiede Jelinek et le metteur en scène allemand Nicolas Stemann, est un bazar scénique incontrôlé mais hautement réjouissant.
Entre Vienne et Hambourg, Stemann (metteur en scène associé au Thalia Theater de Hambourg et parfois au Schauspiel Köln de Cologne) est l’un des plus importants accoucheurs scénique des pièces de Jelinek en Europe – ils ont une relation artistique faite de complicité et de compréhension et ont déjà travaillé ensemble sur 5 pièces ces dernières années. Ils se complètent bien. Elle est l’écrivaine cérébrale, grande manipulatrice de structures textuelles complexes. Il est le metteur en scène épris d’une approche décoincée et décomplexée, qui se saisit l’écriture de Jelinek comme d’un matériau brut.
Cela donne lieu à forme libre et événementielle, comme une sorte de marathon scénique qui emprunte au concert, à la vidéo, à la lecture publique et à l’improvisation. Le spectacle cultive la spontanéité et introduit des éléments de risque pour ses acteurs, ce qui évidemment recrée le climat des fluctuations boursières et l’incertitude du monde financier, mais donne aussi à la représentation des airs de fin du monde. La pièce, dans son indiscipline, propose un combat contre les codes tentaculaires du néolibéralisme et expose la recherche d’une forme scénique qui échapperait à la marchandisation, par son caractère instable et protéiforme. C’est en quelque sorte une tentative de mise en pièces du paradigme néo-libéral. Traversée d’une certaine agressivité, ou plutôt d’une colère libératrice, la performance agit sur le spectateur comme une sorte de délivrance, comme une explosion.
Le texte, une longue prose postdramatique, se construit à partir d’une écriture polyphonique et indomptable, empruntant une structure complètement affranchie des conventions du théâtre. Comme toujours chez Jelinek, il s’agit d’un assemblage complexe, un peu affolant, mais Stemann semble n’y voir aucune contrainte et l’approche comme une matière libre, comme une invitation à prendre la scène d’assaut, jamais comme un diktat. Il en respecte bien sûr le caractère musical – Jelineke écrit des partitions rythmées, digressives et loghorréiques, créant une masse textuelle qu’il faut nécessairement recomposer et redistribuer dans la bouche des acteurs à la manière du chef d’orchestre. Mais il en fait parfois une musique d’arrière-plan, s’inspirant de ses mouvements et de son climat pour inventer de nouvelles situations, plus performatives. Il recourt alors à la chanson ou au dessin, parfois à l’interaction avec le public.
Et pourtant la déconstruction du langage financier à laquelle se consacre Jelineke est transmise avec grande clarté. La subversive auteure autrichienne cherche notamment à rendre tangible le caractère abstrait de l’argent et à montrer l’absurdité d’un monde financier dans lequel l’argent fluctue et se dilapide virtuellement dans un marché instable, insaisissable pour le commun des mortels mais pourtant déterminant pour tous. Elle décortique le culte de l’argent auquel le néo-libéralisme nous soumet, ridiculisant avec une ironie tranchante l’obsession du développement économique et de l’augmentation du capital. C’est cette vénération aveugle, cette foi obstinée, qui a mené les familles américaines à la rue en 2008 après avoir investi dans des maisons qui dépassaient leurs moyens et fait confiance à des banques trop généreuses. La banque, son système et son langage, sont d’ailleurs au cœur de l’écriture de Jelineke dans ce texte qui continue d’évoluer au gré de l’actualité, la colère de l’auteure se déplaçant au gré du mouvement perpétuel du capital et de ses incessants ravages.
Si le spectacle n’échappe pas aux redondances et aux répétitions au cours des 4 heures de représentation, il est traversé d’une telle énergie et d’une telle intelligence qu’on y adhère malgré tout. D’autant que, pour faire écho à la liberté déployée sur scène, les spectateurs sont libres de circuler jusqu’au bar et de laisser de côté leur sagesse habituelle. Et ça fait du bien.
Les contrats du commerçant. Une comédie économique
Texte : Elfriede Jelinek. Mise en scène : Nicolas Stemann. Une production du Thalia Theater. Au Festival d’Avignon jusqu’au 26 juillet 2012.