Des oripeaux à l’opulence: sans doute serait-il exagéré d’appliquer trop vite cette maxime à Robert Lepage, même si c’est l’un des Québécois à se couler le mieux dans le moule des success stories à l’américaine. Fils d’un chauffeur de taxi élevé au rang d’icône culturel du pays, enfant brimé devenu figure d’autorité et personnalité dandy, inlassable globe-trotter qui n’a jamais renié son attachement à la deuxième ville de la province… Vues sous cet angle, les remarquables transformations que Lepage a le don d’effectuer, à la scène comme à l’écran, se chargent d’une signification supplémentaire. À l’envi, elles martèlent le même message: le changement est possible, la possibilité du changement est imminente. Certes, le passé rôde toujours au second plan, tout comme subsistent les contours des portraits de famille esquissés par Pierre dans Le Confessionnal; mais il n’en reste pas moins que, dans les univers issus de l’imagination de Lepage – et dans sa propre vie – , les personnes et les objets manifestent une étonnante faculté à devenir autres. Une jeune fille dans un Burger King peut être la Joconde; Hamlet, Ophélie; un kimono, un souvenir de famille; une machine à laver, une station spatiale.
C’est tout à l’honneur de Lepage de n’avoir pas forcé les traits du self-made man. S’il le voulait, il n’aurait en effet aucun mal à jouer «le p’tit gars de Saint-Roch». Mais chaque fois qu’il évoque son passé, il choisit plutôt de souligner que le bilinguisme de sa famille en faisait une «métaphore du Canada». Manière de revendiquer son américanité (et par extension, celle du Québec) sur la base de la double affiliation de la province: à la culture francophone d’une part, à la culture anglophone d’autre part. Dans le débat qui fait rage depuis plusieurs décennies sur la question, Lepage a toujours penché vers le camp lié à Gérard Bouchard et à Yvan Lamonde, selon qui l’américanité désigne une attitude «d’ouverture et de mouvance qui dit le consentement [du Québec] à son appartenance continentale». Ainsi comprise, et par opposition à ce frère ennemi que serait l’américanisation, la notion désigne une vision du monde foncièrement cosmopolite: une vision ouverte à la différence, prompte à reconnaître que le Québec, tout en ayant des racines en Europe, possède une culture qui s’est épanouie et façonnée sur le territoire nord-américain, et qui ne peut pas ne pas être consciente des États-Unis et de leur influence (au même titre que de toutes les cultures des Amériques).
De ce courant de pensée positive, Lepage s’est fait en quelque sorte le porte-parole officiel lorsque, en 1999, il a été nommé commissaire du Printemps du Québec en France. Là, il a élaboré une programmation qui, pour reprendre ses propres termes, cherchait à montrer «notre américanité, notre façon de faire, notre énergie, notre avant-garde», et qui présentait le Québec comme une «expression distincte et versatile de la culture nord-américaine». Ce faisant, il s’alignait fermement sur le discours du gouvernement alors dirigé par le Parti québécois, et allait à l’encontre de certains intellectuels qui voient en de tels propos l’expression de la «banalité», d’une «pensée molle», et soutiennent que la mise à distance des racines francophones ou européennes du pays risque de gommer l’unicité de sa culture. Mais en réalité, tant dans le fond que dans la forme, le travail de Lepage a toujours reflété de grandes affinités avec les deux pôles de l’identification québécoise. Au reste, il est frappant de relever, sous ce rapport, le mélange récurrent de lieux, de personnages et de thèmes tant américains qu’européens dans ses spectacles: un mélange à ce point inextricable qu’il serait sans doute artificiel d’aborder l’un des pôles à l’exclusion de l’autre; une imbrication à ce point complexe qu’il n’est peut-être pas aussi simpliste que cela d’y déceler, précisément, le gage d’une authenticité québécoise.
La réputation internationale dont jouit Lepage repose sans nul doute sur une réception enthousiaste de son travail en Europe et aux États-Unis. En dehors du Canada, il a bénéficié d’un fort soutien de la part de programmateurs, de critiques et de spectateurs, notamment en Grande-Bretagne et en France. S’il est moins connu aux États-Unis, c’est dû en grande partie à l’immensité du pays et à l’absence d’une infrastructure de subventions culturelles: dans l’Amérique d’aujourd’hui, il est pratiquement impossible, pour n’importe quel artiste de théâtre digne de ce nom, d’acquérir une reconnaissance nationale ou de s’assurer un nombre solide de partisans et d’admirateurs. Le réseau qui permet à Lepage d’y faire tourner ses spectacles tient actuellement à quelques directeurs artistiques travaillant dans des théâtres ou dans des universités comme la Brooklyn Academy of Music ou le Lincoln Center à New York, le programme Live rattaché à l’UCLA ou Cal Performances à Berkeley en Californie. Mais l’année 2005 pourrait fort bien hisser Lepage à un autre niveau de visibilité: KÀ, le spectacle permanent qu’il a conçu pour le Cirque du Soleil, a commencé en février au MGM Grand Hotel de Las Vegas après un grand battage médiatique, et La Face cachée de la lune a été sélectionnée par Téléfilm Canada pour être éventuellement en nomination dans la catégorie du meilleur film étranger aux Oscars, mais n’a pas été retenue par l’Academy of Motion Picture.
En ce qui concerne le contenu, Lepage ne s’est jamais caché de la puissance d’attraction qu’exerce sur lui la culture américaine – attraction qui s’est d’abord manifestée sous la forme d’une fascination ravie et délibérément naïve pour ce que Diane Pavlovic a nommé «l’Amérique du rêve». Circulations, le spectacle de 1984 qui lui a valu un début de reconnaissance au Canada et à l’étranger, s’est construit à partir de la ressource artistique d’une carte des États-Unis: le personnage principal effectuait un voyage de Québec à New York via Provincetown, écoutait des cassettes de cours d’anglais et rencontrait Clark Kent en cours de route. Constamment présente à l’esprit de Lepage, la ville de New York a servi de lieu fictif à nombre de spectacles (Les Plaques tectoniques, Les Aiguilles et l’Opium, Les Sept Branches de la rivière Ota); et jamais ne s’est démentie sa vive admiration pour des artistes américains ayant oeuvré dans différentes formes d’expression, d’Alfred Hitchcock à Miles Davis, de Woody Allen à Frank Lloyd Wright. En même temps, Lepage a continué à faire ses délices de la culture populaire et de la culture de consommation américaines, tout en avouant de plus en plus ouvertement que cet intérêt en dit sans aucun doute plus long sur le Québec que sur les États-Unis.
Il existe bien sûr un mot pour qualifier ce goût: le «quétaine», dont Bill Marshall rappelle fort à propos que son étymologie s’enracine dans un mixte culturel anglofrançais. (Ce serait un dérivé de Keating, patronyme d’une famille écossaise qui, au début du XXe siècle, était réputée pour le bric-à-brac hétéroclite qu’elle vendait dans un magasin de Saint-Hyacinthe.) Aujourd’hui, «quétaine» signifie «emprunté», «ringard», «kitsch» – et hybride. Pour reprendre la définition de Marshall, le terme désigne «l’étreinte du moi et de l’autre soudés dans une danse unie […], « nous » et « pas nous »». Le quétaine représente sans doute l’américanité en version québécoise, et Lepage s’en délecte. La scène déjà mentionnée de Vinci, où la Joconde apparaît au Québécois Philippe dans un Burger King parisien, prend place au cours du voyage initiatique qu’a entrepris le personnage pour se connaître en tant qu’artiste, et au terme duquel il en viendra à accepter sa dualité intrinsèque. Ailleurs, dans Les Plaques tectoniques, des assiettes en carton de chez McDonald’s flottent sur un canal vénitien, et on assiste au célèbre talk-show d’Oprah Winfrey, ce dernier clin d’oeil visant en particulier à battre en brèche les dualismes stéréotypés de l’Amérique et de l’Europe, de l’homme et de la femme, tels qu’ils hantent la représentation culturelle québécoise. Quant au film Le Confessionnal, il se penche avec une grande sensibilité sur l’ouverture de la province au début des années 50. Cette ouverture résulte en partie de l’arrivée de la culture américaine par le biais de la télévision et elle est ici représentée par l’histoire véridique du tournage de I Confess (la Loi du silence), le thriller hollywoodien d’Alfred Hitchcock réalisé dans la Vieille Capitale.
C’est dans son œuvre scénique et cinématographique la plus récente, La Face cachée de la lune, que Lepage a le plus approfondi, à ce jour, l’envers américain de la psyché québécoise. De prime abord, La Face cachée… semble verser dans le cliché: la participation américaine à la conquête de l’espace obéirait à des motifs en tous points cupides et impérialistes («un cosmonaute c’est quelqu’un « d’inspiré » pis un astronaute, c’est quelqu’un de « très bien financé »!»), et l’Amérique paraît tout entière assimilée à André, personnage vaniteux et matérialiste qui présente la météo à la télé, vit avec un garçon portant un nom à consonance anglaise, et arrive bardé d’un tas de théories de self-help et d’expressions issues du jargon publicitaire («You’re cuckoo for Cocoa Pops!»). Mais le spectacle tire naturellement tout son intérêt de la «détente» qui finit par s’installer dans les rapports entre André et son frère Philippe, assimilé quant à lui à la Russie, et non moins imparfait dans son égocentrisme et sa tendance à juger péremptoirement de tout et de rien. Loin de diaboliser l’Amérique, Lepage en fait un moteur de rédemption pour ce dernier: il gagne un concours américain de messages envoyés dans l’espace – et il en est avisé par une lettre postée du Nouveau-Mexique et affranchie avec un timbre à l’effigie d’Elvis Presley.
Cependant, par opposition aux talents considérables dont il fait preuve lorsqu’il examine l’américanité au sein du Québec, Lepage semble ne pas être à son avantage lorsqu’il tente de représenter les États-Unis sur leur propre terrain. Dans certains cas, il esquive même cette représentation en faveur d’évocations indirectes: ainsi, dans le solo Les Aiguilles et l’Opium, Miles Davis n’apparaît qu’en ombre chinoise, alors que Jean Cocteau et le personnage de Robert, alias Lepage, sont véritablement incarnés sur scène. (Il est probable, cependant, que cette différence soit en partie due à la difficulté de faire jouer un Noir par un acteur blanc.) Mais il n’en va pas autrement dans La Géométrie des miracles, l’une des seules pièces à se passer presque entièrement aux États-Unis: le personnage central de Frank Lloyd Wright n’apparaissait sur scène que dans les dernières moutures du spectacle; mais même alors, il était souvent de dos. Cette image en est malheureusement venue à métaphoriser l’ensemble du spectacle, dont le ton manquait de fermeté et de cohérence au point de dérouter le spectateur: le style oscillait entre le plus grand sérieux (dans la description des rituels et épisodes associés à George Gurdjieff) et le vif entrain de la screwball comedy (dans les scènes au demeurant fort divertissantes mettant aux prises le magnat américain Herbert Johnson, féru de claquettes, et sa dactylo travestie, Marge). Mais plus déroutants encore sont les messages contradictoires qui se dégagent du dernier spectacle actuellement en tournée, The Busker’s Opera: comme s’il voulait jouer la carte de l’Amérique sans pour autant se priver de la critiquer, Lepage surenchérit dans le choix d’un style de jeu tout en force, de décors largement référentiels, afin de pousser plus loin le bouchon du politiquement correct; mais, en même temps, il se lance dans une dénonciation assez simpliste de l’industrie musicale qui serait soi-disant dominée par l’Amérique.
Brillant par son absence dans La Géométrie des miracles et The Busker’s Opera, l’élément qui en est venu à former l’épine dorsale des récits de Lepage est le personnage du voyageur québécois en quête de réalisation personnelle et artistique. Du Philippe de Vinci au Philippe de La Face cachée de la lune, en passant par Pierre dans La Trilogie des dragons, Le Confessionnal et Les Sept Branches de la rivière Ota, ou encore Madeleine et Jacques/Jennifer dans Les Plaques tectoniques, cette figure cherche la connaissance, l’amour et l’expression de soi à l’étranger (en Chine, à Paris, au Japon, à Venise, à Moscou, dans l’espace). Et cette figure, sous ses différentes hypostases, représente le double de Lepage, comme celui-ci l’a reconnu avec une franchise accrue au fil des ans – et sa quête reflète l’enquête personnelle de l’artiste sur lui-même.
À leur manière, toutefois, ces personnages expriment probablement une américanité dans la vision du monde selon Lepage – une américanité ici entendue au sens de l’individualisme, par opposition à la valeur du collectif qu’affectionne la culture québécoise. Ils se caractérisent par un investissement narcissique dans la réalisation et la conscience de soi. Suivant la théorie lacanienne, ils témoignent d’une projection de l’artiste qui tente de pallier sa souffrance dans le monde divisé et aliéné des adultes, de remédier à un manque d’être, à un manque d’unité (remontant à la séparation d’avec la mère), en sublimant ses désirs dans la création. Comme le remarque Valerie Raoul, «l’interprétation narcissique tient la valeur de l’art pour un processus d’autoproduction et d’autoreproduction, et non pour une production ou une représentation d’autre chose». Or, de cette tendance, les signes abondent dans l’oeuvre de Lepage: outre le trope des voyageurs québécois où il projette son propre désir d’accomplissement, la figure de la mère revient souvent, culminant dans une espèce d’apogée narcissique lorsque Philippe/Lepage devient pour de bon sa propre mère dans La Face cachée de la lune. Entre aussi dans cette catégorie tout le pan autoréflexif et autoréférentiel de l’univers de Lepage : d’une part, le metteur en scène attire constamment l’attention du spectateur sur l’artificialité de ce qu’il voit, sur le fait que c’est du théâtre et rien d’autre; d’autre part, il se replie volontiers sur son état intérieur pour élaborer ses spectacles à partir de ses instincts et de ses impressions (ainsi que des instincts et des impressions de ses collaborateurs), plutôt que sur la base d’une exploration systématique d’un matériau qui pourrait exister en dehors de son propre vécu.
Nul doute que le principal revers du narcissisme est de fonctionner comme un cercle vicieux: jamais le sentiment d’unité ne pourra être recouvré; mais jamais, pour autant, le narcissique n’abandonnera sa quête. D’où le retour, dans de nombreux spectacles de Lepage, de ce qui constitue au fond la même trajectoire – jusqu’à l’image finale montrant l’artiste en train d’entreprendre un nouveau voyage (le Philippe de Vinci sautant de la falaise, Pierre annonçant son intention de partir pour la Chine dans La Trilogie des dragons, Pierre traversant le pont de Québec dans Le Confessionnal, Pierre s’aventurant dans la baie de Hiroshima dans Les Sept Branches de la rivière Ota). Jointe aux merveilleux ressorts de l’imagination qui permettent aux choses et aux gens de se transformer en chemin, cette conception de la vie comme voyage artistique possède un immense pouvoir de séduction et confère au travail de Lepage, dans ses meilleurs moments, une rare puissance d’enchantement. Mais à ce stade de sa carrière, il a tant œuvré comme artiste et représentant du Québec qu’on a de plus en plus de difficulté à le croire lorsqu’il continue à se présenter comme un «naïf». Au reste, lui-même semble en prendre peu à peu conscience, et La Face cachée de la lune en atteste par la bande: c’est le premier spectacle où le thème du narcissisme se trouve explicitement nommé comme tel. Au cours du dénouement déchirant, Philippe semble flotter dans l’espace après avoir accepté la mort de sa mère, l’échec de ses études, et consolidé les liens avec son frère. Dans l’espace, soit! mais sans aller nulle part de précis. Revient ainsi le motif du voyage et de la quête – à une variante près, toutefois, et qui est sans doute loin d’être négligeable: peut-être faut-il désormais aborder de nouveaux horizons en osant affronter l’inconnu, le véritable inconnu.
Traduction de Frédéric Maurin.
Tiré de JEU 114, 2005.
Des oripeaux à l’opulence: sans doute serait-il exagéré d’appliquer trop vite cette maxime à Robert Lepage, même si c’est l’un des Québécois à se couler le mieux dans le moule des success stories à l’américaine. Fils d’un chauffeur de taxi élevé au rang d’icône culturel du pays, enfant brimé devenu figure d’autorité et personnalité dandy, inlassable globe-trotter qui n’a jamais renié son attachement à la deuxième ville de la province… Vues sous cet angle, les remarquables transformations que Lepage a le don d’effectuer, à la scène comme à l’écran, se chargent d’une signification supplémentaire. À l’envi, elles martèlent le même message: le changement est possible, la possibilité du changement est imminente. Certes, le passé rôde toujours au second plan, tout comme subsistent les contours des portraits de famille esquissés par Pierre dans Le Confessionnal; mais il n’en reste pas moins que, dans les univers issus de l’imagination de Lepage – et dans sa propre vie – , les personnes et les objets manifestent une étonnante faculté à devenir autres. Une jeune fille dans un Burger King peut être la Joconde; Hamlet, Ophélie; un kimono, un souvenir de famille; une machine à laver, une station spatiale.
C’est tout à l’honneur de Lepage de n’avoir pas forcé les traits du self-made man. S’il le voulait, il n’aurait en effet aucun mal à jouer «le p’tit gars de Saint-Roch». Mais chaque fois qu’il évoque son passé, il choisit plutôt de souligner que le bilinguisme de sa famille en faisait une «métaphore du Canada». Manière de revendiquer son américanité (et par extension, celle du Québec) sur la base de la double affiliation de la province: à la culture francophone d’une part, à la culture anglophone d’autre part. Dans le débat qui fait rage depuis plusieurs décennies sur la question, Lepage a toujours penché vers le camp lié à Gérard Bouchard et à Yvan Lamonde, selon qui l’américanité désigne une attitude «d’ouverture et de mouvance qui dit le consentement [du Québec] à son appartenance continentale». Ainsi comprise, et par opposition à ce frère ennemi que serait l’américanisation, la notion désigne une vision du monde foncièrement cosmopolite: une vision ouverte à la différence, prompte à reconnaître que le Québec, tout en ayant des racines en Europe, possède une culture qui s’est épanouie et façonnée sur le territoire nord-américain, et qui ne peut pas ne pas être consciente des États-Unis et de leur influence (au même titre que de toutes les cultures des Amériques).
De ce courant de pensée positive, Lepage s’est fait en quelque sorte le porte-parole officiel lorsque, en 1999, il a été nommé commissaire du Printemps du Québec en France. Là, il a élaboré une programmation qui, pour reprendre ses propres termes, cherchait à montrer «notre américanité, notre façon de faire, notre énergie, notre avant-garde», et qui présentait le Québec comme une «expression distincte et versatile de la culture nord-américaine». Ce faisant, il s’alignait fermement sur le discours du gouvernement alors dirigé par le Parti québécois, et allait à l’encontre de certains intellectuels qui voient en de tels propos l’expression de la «banalité», d’une «pensée molle», et soutiennent que la mise à distance des racines francophones ou européennes du pays risque de gommer l’unicité de sa culture. Mais en réalité, tant dans le fond que dans la forme, le travail de Lepage a toujours reflété de grandes affinités avec les deux pôles de l’identification québécoise. Au reste, il est frappant de relever, sous ce rapport, le mélange récurrent de lieux, de personnages et de thèmes tant américains qu’européens dans ses spectacles: un mélange à ce point inextricable qu’il serait sans doute artificiel d’aborder l’un des pôles à l’exclusion de l’autre; une imbrication à ce point complexe qu’il n’est peut-être pas aussi simpliste que cela d’y déceler, précisément, le gage d’une authenticité québécoise.
La réputation internationale dont jouit Lepage repose sans nul doute sur une réception enthousiaste de son travail en Europe et aux États-Unis. En dehors du Canada, il a bénéficié d’un fort soutien de la part de programmateurs, de critiques et de spectateurs, notamment en Grande-Bretagne et en France. S’il est moins connu aux États-Unis, c’est dû en grande partie à l’immensité du pays et à l’absence d’une infrastructure de subventions culturelles: dans l’Amérique d’aujourd’hui, il est pratiquement impossible, pour n’importe quel artiste de théâtre digne de ce nom, d’acquérir une reconnaissance nationale ou de s’assurer un nombre solide de partisans et d’admirateurs. Le réseau qui permet à Lepage d’y faire tourner ses spectacles tient actuellement à quelques directeurs artistiques travaillant dans des théâtres ou dans des universités comme la Brooklyn Academy of Music ou le Lincoln Center à New York, le programme Live rattaché à l’UCLA ou Cal Performances à Berkeley en Californie. Mais l’année 2005 pourrait fort bien hisser Lepage à un autre niveau de visibilité: KÀ, le spectacle permanent qu’il a conçu pour le Cirque du Soleil, a commencé en février au MGM Grand Hotel de Las Vegas après un grand battage médiatique, et La Face cachée de la lune a été sélectionnée par Téléfilm Canada pour être éventuellement en nomination dans la catégorie du meilleur film étranger aux Oscars, mais n’a pas été retenue par l’Academy of Motion Picture.
En ce qui concerne le contenu, Lepage ne s’est jamais caché de la puissance d’attraction qu’exerce sur lui la culture américaine – attraction qui s’est d’abord manifestée sous la forme d’une fascination ravie et délibérément naïve pour ce que Diane Pavlovic a nommé «l’Amérique du rêve». Circulations, le spectacle de 1984 qui lui a valu un début de reconnaissance au Canada et à l’étranger, s’est construit à partir de la ressource artistique d’une carte des États-Unis: le personnage principal effectuait un voyage de Québec à New York via Provincetown, écoutait des cassettes de cours d’anglais et rencontrait Clark Kent en cours de route. Constamment présente à l’esprit de Lepage, la ville de New York a servi de lieu fictif à nombre de spectacles (Les Plaques tectoniques, Les Aiguilles et l’Opium, Les Sept Branches de la rivière Ota); et jamais ne s’est démentie sa vive admiration pour des artistes américains ayant oeuvré dans différentes formes d’expression, d’Alfred Hitchcock à Miles Davis, de Woody Allen à Frank Lloyd Wright. En même temps, Lepage a continué à faire ses délices de la culture populaire et de la culture de consommation américaines, tout en avouant de plus en plus ouvertement que cet intérêt en dit sans aucun doute plus long sur le Québec que sur les États-Unis.
Il existe bien sûr un mot pour qualifier ce goût: le «quétaine», dont Bill Marshall rappelle fort à propos que son étymologie s’enracine dans un mixte culturel anglofrançais. (Ce serait un dérivé de Keating, patronyme d’une famille écossaise qui, au début du XXe siècle, était réputée pour le bric-à-brac hétéroclite qu’elle vendait dans un magasin de Saint-Hyacinthe.) Aujourd’hui, «quétaine» signifie «emprunté», «ringard», «kitsch» – et hybride. Pour reprendre la définition de Marshall, le terme désigne «l’étreinte du moi et de l’autre soudés dans une danse unie […], « nous » et « pas nous »». Le quétaine représente sans doute l’américanité en version québécoise, et Lepage s’en délecte. La scène déjà mentionnée de Vinci, où la Joconde apparaît au Québécois Philippe dans un Burger King parisien, prend place au cours du voyage initiatique qu’a entrepris le personnage pour se connaître en tant qu’artiste, et au terme duquel il en viendra à accepter sa dualité intrinsèque. Ailleurs, dans Les Plaques tectoniques, des assiettes en carton de chez McDonald’s flottent sur un canal vénitien, et on assiste au célèbre talk-show d’Oprah Winfrey, ce dernier clin d’oeil visant en particulier à battre en brèche les dualismes stéréotypés de l’Amérique et de l’Europe, de l’homme et de la femme, tels qu’ils hantent la représentation culturelle québécoise. Quant au film Le Confessionnal, il se penche avec une grande sensibilité sur l’ouverture de la province au début des années 50. Cette ouverture résulte en partie de l’arrivée de la culture américaine par le biais de la télévision et elle est ici représentée par l’histoire véridique du tournage de I Confess (la Loi du silence), le thriller hollywoodien d’Alfred Hitchcock réalisé dans la Vieille Capitale.
C’est dans son œuvre scénique et cinématographique la plus récente, La Face cachée de la lune, que Lepage a le plus approfondi, à ce jour, l’envers américain de la psyché québécoise. De prime abord, La Face cachée… semble verser dans le cliché: la participation américaine à la conquête de l’espace obéirait à des motifs en tous points cupides et impérialistes («un cosmonaute c’est quelqu’un « d’inspiré » pis un astronaute, c’est quelqu’un de « très bien financé »!»), et l’Amérique paraît tout entière assimilée à André, personnage vaniteux et matérialiste qui présente la météo à la télé, vit avec un garçon portant un nom à consonance anglaise, et arrive bardé d’un tas de théories de self-help et d’expressions issues du jargon publicitaire («You’re cuckoo for Cocoa Pops!»). Mais le spectacle tire naturellement tout son intérêt de la «détente» qui finit par s’installer dans les rapports entre André et son frère Philippe, assimilé quant à lui à la Russie, et non moins imparfait dans son égocentrisme et sa tendance à juger péremptoirement de tout et de rien. Loin de diaboliser l’Amérique, Lepage en fait un moteur de rédemption pour ce dernier: il gagne un concours américain de messages envoyés dans l’espace – et il en est avisé par une lettre postée du Nouveau-Mexique et affranchie avec un timbre à l’effigie d’Elvis Presley.
Cependant, par opposition aux talents considérables dont il fait preuve lorsqu’il examine l’américanité au sein du Québec, Lepage semble ne pas être à son avantage lorsqu’il tente de représenter les États-Unis sur leur propre terrain. Dans certains cas, il esquive même cette représentation en faveur d’évocations indirectes: ainsi, dans le solo Les Aiguilles et l’Opium, Miles Davis n’apparaît qu’en ombre chinoise, alors que Jean Cocteau et le personnage de Robert, alias Lepage, sont véritablement incarnés sur scène. (Il est probable, cependant, que cette différence soit en partie due à la difficulté de faire jouer un Noir par un acteur blanc.) Mais il n’en va pas autrement dans La Géométrie des miracles, l’une des seules pièces à se passer presque entièrement aux États-Unis: le personnage central de Frank Lloyd Wright n’apparaissait sur scène que dans les dernières moutures du spectacle; mais même alors, il était souvent de dos. Cette image en est malheureusement venue à métaphoriser l’ensemble du spectacle, dont le ton manquait de fermeté et de cohérence au point de dérouter le spectateur: le style oscillait entre le plus grand sérieux (dans la description des rituels et épisodes associés à George Gurdjieff) et le vif entrain de la screwball comedy (dans les scènes au demeurant fort divertissantes mettant aux prises le magnat américain Herbert Johnson, féru de claquettes, et sa dactylo travestie, Marge). Mais plus déroutants encore sont les messages contradictoires qui se dégagent du dernier spectacle actuellement en tournée, The Busker’s Opera: comme s’il voulait jouer la carte de l’Amérique sans pour autant se priver de la critiquer, Lepage surenchérit dans le choix d’un style de jeu tout en force, de décors largement référentiels, afin de pousser plus loin le bouchon du politiquement correct; mais, en même temps, il se lance dans une dénonciation assez simpliste de l’industrie musicale qui serait soi-disant dominée par l’Amérique.
Brillant par son absence dans La Géométrie des miracles et The Busker’s Opera, l’élément qui en est venu à former l’épine dorsale des récits de Lepage est le personnage du voyageur québécois en quête de réalisation personnelle et artistique. Du Philippe de Vinci au Philippe de La Face cachée de la lune, en passant par Pierre dans La Trilogie des dragons, Le Confessionnal et Les Sept Branches de la rivière Ota, ou encore Madeleine et Jacques/Jennifer dans Les Plaques tectoniques, cette figure cherche la connaissance, l’amour et l’expression de soi à l’étranger (en Chine, à Paris, au Japon, à Venise, à Moscou, dans l’espace). Et cette figure, sous ses différentes hypostases, représente le double de Lepage, comme celui-ci l’a reconnu avec une franchise accrue au fil des ans – et sa quête reflète l’enquête personnelle de l’artiste sur lui-même.
À leur manière, toutefois, ces personnages expriment probablement une américanité dans la vision du monde selon Lepage – une américanité ici entendue au sens de l’individualisme, par opposition à la valeur du collectif qu’affectionne la culture québécoise. Ils se caractérisent par un investissement narcissique dans la réalisation et la conscience de soi. Suivant la théorie lacanienne, ils témoignent d’une projection de l’artiste qui tente de pallier sa souffrance dans le monde divisé et aliéné des adultes, de remédier à un manque d’être, à un manque d’unité (remontant à la séparation d’avec la mère), en sublimant ses désirs dans la création. Comme le remarque Valerie Raoul, «l’interprétation narcissique tient la valeur de l’art pour un processus d’autoproduction et d’autoreproduction, et non pour une production ou une représentation d’autre chose». Or, de cette tendance, les signes abondent dans l’oeuvre de Lepage: outre le trope des voyageurs québécois où il projette son propre désir d’accomplissement, la figure de la mère revient souvent, culminant dans une espèce d’apogée narcissique lorsque Philippe/Lepage devient pour de bon sa propre mère dans La Face cachée de la lune. Entre aussi dans cette catégorie tout le pan autoréflexif et autoréférentiel de l’univers de Lepage : d’une part, le metteur en scène attire constamment l’attention du spectateur sur l’artificialité de ce qu’il voit, sur le fait que c’est du théâtre et rien d’autre; d’autre part, il se replie volontiers sur son état intérieur pour élaborer ses spectacles à partir de ses instincts et de ses impressions (ainsi que des instincts et des impressions de ses collaborateurs), plutôt que sur la base d’une exploration systématique d’un matériau qui pourrait exister en dehors de son propre vécu.
Nul doute que le principal revers du narcissisme est de fonctionner comme un cercle vicieux: jamais le sentiment d’unité ne pourra être recouvré; mais jamais, pour autant, le narcissique n’abandonnera sa quête. D’où le retour, dans de nombreux spectacles de Lepage, de ce qui constitue au fond la même trajectoire – jusqu’à l’image finale montrant l’artiste en train d’entreprendre un nouveau voyage (le Philippe de Vinci sautant de la falaise, Pierre annonçant son intention de partir pour la Chine dans La Trilogie des dragons, Pierre traversant le pont de Québec dans Le Confessionnal, Pierre s’aventurant dans la baie de Hiroshima dans Les Sept Branches de la rivière Ota). Jointe aux merveilleux ressorts de l’imagination qui permettent aux choses et aux gens de se transformer en chemin, cette conception de la vie comme voyage artistique possède un immense pouvoir de séduction et confère au travail de Lepage, dans ses meilleurs moments, une rare puissance d’enchantement. Mais à ce stade de sa carrière, il a tant œuvré comme artiste et représentant du Québec qu’on a de plus en plus de difficulté à le croire lorsqu’il continue à se présenter comme un «naïf». Au reste, lui-même semble en prendre peu à peu conscience, et La Face cachée de la lune en atteste par la bande: c’est le premier spectacle où le thème du narcissisme se trouve explicitement nommé comme tel. Au cours du dénouement déchirant, Philippe semble flotter dans l’espace après avoir accepté la mort de sa mère, l’échec de ses études, et consolidé les liens avec son frère. Dans l’espace, soit! mais sans aller nulle part de précis. Revient ainsi le motif du voyage et de la quête – à une variante près, toutefois, et qui est sans doute loin d’être négligeable: peut-être faut-il désormais aborder de nouveaux horizons en osant affronter l’inconnu, le véritable inconnu.
Traduction de Frédéric Maurin.
Tiré de JEU 114, 2005.