Critiques

Tenir l’univers dans sa main

Claudel Huot

La Trilogie des dragons est en voie de devenir un phénomène international. Partout où la pièce est jouée, elle reçoit le même accueil enthousiaste et ravi, à New York autant qu’à Montréal ou à Québec, à Glasgow ou à Limoges. Lorsque après avoir séduit son pays d’origine, une œuvre en franchit les frontières avec autant de bonheur, on se demande ce qu’elle peut bien rejoindre chez les spectateurs pour créer à ce point l’unanimité. Le succès de la Trilogie repose sur des éléments complexes que ni la forme théâtrale ni les références culturelles qu’on y trouve, familières pour les Québécois, exotiques pour les étrangers, ne suffisent à expliquer.

Synthèse des recherches théâtrales de deux décennies

Il est toujours difficile d’expliquer l’impact d’une œuvre; mais à mon avis, une des clés de la réussite de celle-ci est qu’elle met en scène une remarquable coïncidence du fond et de la forme et réconcilie les tendances théâtrales des années soixante-dix avec celles des années quatre-vingt. Elle pose donc un jalon dans l’histoire théâtrale d’ici. Le théâtre des années soixante-dix était marqué par un projet politique qui a échoué à la fin de la décennie: l’indépendance d’une province qui se prenait en main pour la première fois et ralliait penseurs, artistes et politiciens autour de l’objectif qui nous apparaît maintenant comme presque déjà un souvenir. Le théâtre de cette époque reflète l’image du Québec tel qu’il se voyait; c’est un théâtre-miroir, où les Québécois étaient à la fois heureux et surpris de se reconnaître. Cette décennie a aussi été touchée par l’avènement du féminisme et d’autres courants de libération sociale. Avec l’arrivée des années quatre-vingt, le théâtre s’est transformé radicalement, comme le contexte socio-politique; adieu les rêves! Désormais, on parlera d’économie. Parallèlement, le Québec s’ouvre à l’étranger, les gens voyagent de façon routinière. Sur la scène, la forme éclate, le réalisme s’estompe, la technique fait son apparition, les signes théâtraux se multiplient et se diversifient; on assiste à la naissance d’un nouveau symbolisme. Mais la Trilogie ne se contente pas de faire la synthèse des tendances théâtrales de deux décennies; elle crée une langue et un style universels. D’autres facteurs contribuent à son succès; outre l’interprétation extrêmement émouvante des comédiens, outre l’efficacité de la mise en scène et l’intelligence du texte, c’est l’articulation de l’histoire de chaque personnage sur l’histoire des autres et sur l’Histoire qui est remarquable et responsable, en grande partie, de la cohésion du spectacle.

Qu’est-ce que l’histoire?

Il est révolu le temps où nous pensions naïvement que cette «science» se résumait en un inventaire objectif de tous les événements marquants d’une société. Le concept d’Histoire s’est étendu; il a cessé de ne représenter qu’une collection de dates, de noms et de faits politiques. Nous comptons maintenant avec le fait que l’histoire d’un pays, d’une collectivité ou d’une personne englobe plusieurs couches d’événements sociaux, politiques, personnels, psychologiques et artistiques. Toutes ces strates s’influencent, se ramifient et s’entrelacent pour former un réseau vivant, dont la linéarité est loin d’être la seule direction, contrairement à ce que les manuels d’histoire ont longtemps enseigné.

La notion d’objectivité est sérieusement remise en cause dans la perspective contemporaine de l’Histoire. Pour rassurante qu’elle apparaisse, l’objectivité est une utopie séduisante (n’est-ce pas là, d’ailleurs, un des enseignements de l’art et du théâtre?), héritée en partie du développement furibond des sciences au début du siècle, conséquente aussi, de manière plus lointaine, à toute la période des Lumières, dont l’entreprise constituait en une tentative d’appropriation du monde à travers la description la plus «objective» possible des choses. L’Histoire, comme le théâtre, est une fiction magnifique et banale, tragique et comique, qui se fonde sur ce que les hommes appellent «la réalité» et qui reflète leurs réussites et leurs défaites, leurs rêves, leurs passions et leurs élans.

Bâtir sur du sable

Le point de départ de la pièce, selon la méthode des Cycles Repère, consiste en une recherche très concrète. On est parti d’une idée qui avait jailli avec Circulations, une œuvre précédente du groupe: trois grandes villes, trois quartiers chinois, ceux de Québec, de Toronto et de Vancouver, lieux possibles d’une trilogie. On s’est aussi inspiré de l’histoire personnelle de deux parentes de Robert Lepage, dont Tune avait dû épouser un Chinois dans des circonstances qui ressemblent à celles qui entourent le mariage forcé de Jeanne avec Lee. Le Dragon vert nous amène au quartier chinois de Québec qui est devenu un terrain de stationnement où on ne trouve plus aucune trace des riches immigrés chinois qui y vécurent. Que découvrirait-on si on se mettait à creuser sous ce parc de stationnement? De la terre, du sable. Et puis… «Si tu grattes le sol avec tes ongles / tu vas trouver de l’eau et de l’huile à moteur / si tu creuses encore tu vas sûrement trouver des morceaux de porcelaine / du jade / et les fondations des maisons des Chinois qui vivaient ici / et si tu creuses encore plus loin / tu vas te retrouver en Chine», dit le prologue de la Trilogie, qui sera jouée sur une surface couverte de sable, comme un jardin zen.

À un premier niveau, la pièce rassemble des fragments de l’histoire du quartier et de ses habitants. Puis la construction s’élabore avec l’histoire de celles qui joueront le rôle d’archéologues, Jeanne et Françoise, les deux petites filles qui nous indiqueront la topologie de leur quartier, en jouant avec des boîtes à chaussures vides, et qui (re)traceront à travers les gestes et les jeux de leur vie quotidienne certains signes nous permettant de reconstituer le passé et de pressentir l’avenir. Lepage et son équipe (qui sont un peu «voyants») bâtissent l’univers de la Trilogie portés par un double mouvement. D’une part, ils cherchent le centre, en creusant vers l’intérieur comme ils creusent le sol, comme ils fouillent le sens des objets fétiches de la pièce: une boule de verre, du sable, des boîtes à chaussures, des chaussures, un air populaire japonais. D’autre part, ils vont du centre vers la périphérie: les personnages voyagent, s’ouvrent à d’autres cultures et au monde. Ces deux mouvements correspondent peut-être, justement, aux tendances yin et yang, au tandem spiritualité-pragmatisme. Joignant l’un et l’autre, les personnages accomplissent leur destin. L’histoire linguistique: la Trilogie «nous met en présence de cinq groupes ethniques». Ici, le Chinois et son boulier.

Histoire linguistique

La Trilogie des dragons nous met en présence de cinq groupes ethniques: les Québécois francophones, les Anglais, les Chinois, les Français et les Japonais. Au moins un personnage appartenant à chaque groupe jouera un rôle dans la pièce. L’impact d’une langue sur une autre (qui sous-tend l’impact d’une culture sur une autre) est tangible à travers tout le texte de la pièce, dont certains passages sont traduits de manière systématique et qui mélange volontairement l’anglais, le français et le chinois. Plus on s’approche des années quatre-vingt, plus on sent chez les personnages une osmose des cultures. Dans le premier Dragon, les petites filles raillaient innocemment le buandier chinois, son accent et ses habitudes culturelles; sa calligraphie qu’elles ne comprenaient pas; de même, le Britannique Crawford ironise avec flegme sur la politesse et l’accent du Chinois et sur la température froide de Québec. On retrouve aussi une certaine ironie dans la bonne humeur légèrement condescendante et didactique avec laquelle le pilote d’avion français Philippe Gambier discute avec Françoise, la mère de Pierre, à l’aéroport de Vancouver. Dans le Dragon rouge, Jeanne se voit forcée d’épouser Lee, le fils du Chinois; dès lors, elle doit composer non seulement avec une langue, mais avec la mentalité orientale; elle en parle ainsi à son amie Françoise rencontrée à Toronto quelques années plus tard: «Ça a été dur au début, mais il a appris quelques mots de français, moi j’ai appris quelques mots de chinois, pis avec l’anglais mélangé à tout ça ben on a fini par se comprendre.»

Françoise, quant à elle, a dû apprendre l’anglais dans le Canadian Women Army Corps. On peut la voir chanter une chanson en français lors d’un «army show» organisé pour les soldats à l’occasion de Noël, alors qu’elle se trouve en Angleterre; en présentant sa chanson dans un anglais écorché, elle souhaite que Français, Anglais et Allemands puissent retrouver la paix: «I would like to sing you a very special song. Its title is the name of a Japanese woman, the words have been written by a French author and the music was composed by a German… and I hope very deeply that soon, in the name of liberty, all those people can live in peace together.»

Une vingtaine d’années après, c’est Pierre, le fils de Françoise, qui est confronté au processus d’apprentissage d’une autre langue; il est artiste et travaille dans une galerie d’art à Vancouver. La jeune fille qui vient lui proposer ses tableaux est japonaise et parle anglais. Pour se faire comprendre d’elle, Pierre se débrouille en faisant alterner comiquement des mots de français et d’anglais : «Oui. Le titre… the title of the installation, it’s Constellation. […] Voulez-vous boire du vin? You want… drink du vin? Wine? […] Seulement white wine par exemple. […] You don’t find Château Redon in Vancouver. Les Canadiens anglais… English Canadians they don’t drink Château Redon. And my mother, when she comes à Vancouver, she always bring back une couple de bouteilles.»

Le dialogue, très réussi, entre Pierre et Youkali dans la galerie d’art montre combien la rencontre de deux personnes qui ne se connaissent pas implique aussi la rencontre de deux histoires, de deux codes d’expression qui dépassent en complexité la connaissance d’une langue.

Histoire sociale

Un des piliers de l’œuvre du groupe Repère, c’est peut-être de savoir évoquer habilement la mutation de la société industrielle vers la société post-industrielle, ainsi que l’histoire de l’évolution provoquée en grande partie par la guerre. Cette mutation sociale, on peut la deviner à travers la petite histoire de Jeanne, de Françoise et de la geisha, personnages qui ont vécu la période du deuxième conflit mondial et qui en ont subi les conséquences.

Quand Jeanne, enceinte, aura épousé le fils du buandier chinois de son enfance, elle se butera à une adaptation difficile à la ville de Toronto, plus sinophone et anglophone que francophone, et aux traditions familiales de son mari Lee, qui héberge ses deux vieilles tantes. Comparée aux familles canadiennes, la famille de Lee vit en vase clos; poussée par la nécessité économique comme plusieurs femmes de cette époque, Jeanne sera contente de gagner le marché du travail. Le déplacement accru des populations et la cohabitation des cultures, qui figurent parmi les conséquences du deuxième conflit mondial, vont profondément modifier les mentalités, et multiplier les horizons. En ayant l’occasion de rencontrer non plus seulement l’Autre: l’Anglais colonisateur, mais les autres, le Québécois peut prendre conscience de qui il est, affirmer son identité et opter pour des styles de vie différents.

Leurs enfants: Pierre (de même que Maureen, sa copine anglo-canadienne), ainsi que Stella et la fille de la geisha (mère de Youkali), sont héritiers et témoins des traumatismes et des valeurs inhérents à ce contexte, mais ils sont tournés vers des objectifs qui ne sont plus ceux d’une époque de survie. Pierre est artiste, Youkali aussi; Maureen veut s’amuser et s’étourdir. Stella constitue un cas à part, elle porte de manière plus tragique la marque d’une époque troublée. Ils sont nés après la guerre, ils ont grandi moitié dans le système de valeurs de survie de leurs parents, moitié dans la société de consommation. Le Dragon blanc rend ce clivage tangible dans la scène révélatrice où Pierre discute avec sa mère (Françoise) au sujet de l’achat d’un cadeau pour Stella, à une boutique de l’aéroport de Vancouver.

Dans cette scène poignante et drôle, où Pierre et Youkali se rencontrent pour la première fois, on sent toutes les peurs (peur de manquer d’argent, peur de l’avion) d’une génération québécoise (celle de la mère) confrontées à l’impatience de la génération suivante, qui s’oppose à la compétition et qui travaille justement à sortir de la peur. Les scènes où intervient Philippe Gambier, le pilote français, illustrent, je crois, l’essence de ce qui oppose et réconcilie le Français et le Québécois, l’identité fragile de Françoise, la fierté de Gambier, leur chaleur différente. Pierre et Youkali ont voyagé; ils auraient moins de préjugés concernant les autres ethnies parce qu’ils ont eu la chance de côtoyer des gens très divers. Leurs inquiétudes diffèrent de celles de leurs parents; affranchis de l’obligation de «se caser», ils peuvent se payer le luxe de  consacrer du temps à l’art sans recevoir sur eux l’opprobre que jettent sur les artistes et sur «l’insouciance de la jeunesse» les sociétés de survie. Ils ont gardé le souvenir de ce que leurs parents leur ont raconté, mais leur émotivité, leurs rêves, leurs illusions et leur rythme de vie sont incomparables, pour ne pas dire irréconciliables. Ils sont purs, leur but n’est pas la réussite sociale mais le bonheur, la création et la spiritualité.

On pourrait se demander ce que viennent faire des Japonaises (la geisha dans le Dragon rouge, puis sa petite-fille, Youkali, dans le Dragon blanc) dans une pièce consacrée à des Chinatowns. La pièce se joue dans un jardin zen. Vu du Québec au début du siècle, l’Orient c’était la Chine. Puis il y a eu Hiroshima (le Dragon rouge), le Japon s’est mis soudain à exister pour nous, et peu à peu la Chine a perdu du terrain, au profit du pays qui devient maintenant un empire économique redoutable. Dans la Trilogie, tao et zen s’associent pour former l’Orient. Il n’y a pas opposition des cultures mais amalgame. La parabole chinoise du yin et du yang racontée dans le Dragon blanc, en contrepoint à la première rencontre amoureuse de Pierre et de Youkali, montre bien que la Trilogie ne s’intéresse pas à l’exotisme pour l’exotisme, mais plutôt aux aspects féconds de la rencontre et du mélange des cultures.

En filigrane de cette pièce, c’est aussi toute l’histoire des mouvements démographiques d’un pays et d’une province qui se laisse deviner. Québec était, dans les années trente, un petit village chaleureux et fermé, peu touché par l’immigration mais privé aussi de la chance d’enrichir ses horizons et sa culture.

Un entrelacs d’histoires personnelles sur fond d’histoire

Une des qualités exceptionnelles de l’oeuvre collective du groupe Repère est de savoir entremêler les histoires personnelles entre elles et les histoires à l’Histoire. Dans le Dragon vert (1910-1935), Jeanne et Françoise vivent à Québec la période heureuse de l’entre-deux guerres. La deuxième partie, le Dragon rouge (1940-1955), nous montre comment elles deviennent brutalement des adultes, alors que les hommes partent au front. Le destin des deux femmes se dessine et forme un entrelacs qui constitue le motif central de la pièce (comme ce câble formé de cordelettes que tissent les habitants du village japonais), où viennent se greffer les histoires des autres personnages.

Jeanne et Françoise se suivent à toutes les époques de leur vie, malgré les détours du chemin. Le buandier chinois et le père de Jeanne sont aussi liés, quand, à la suite d’une partie de poker où il a tout perdu, le père livre littéralement sa fille enceinte au fils du Chinois. Crawford, dont la présence croise et recroise celle de Jeanne et de Françoise, est celui qui apprend le poker au Chinois, et ce dernier l’initiera à l’opium. Crawford permettra à Jeanne de gagner un peu d’argent à Toronto, en l’engageant comme vendeuse dans son magasin de chaussures, et c’est grâce à lui que les deux jeunes femmes se retrouveront.

À un autre niveau, il y a l’histoire événementielle, marquée par la guerre, qui force les individus à subordonner leurs aspirations personnelles aux obligations de l’heure et qui laisse ses séquelles. C’est aussi sur la scène de l’Histoire que les personnages évoluent: le rêve de Françoise qui était d’aller en Angleterre se réalise, mais elle va au front plutôt que de devenir une reine. C’est en militaire qu’elle découvre Londres et c’est un soldat qu’elle épousera. Nous ferons la connaissance de leur fils Pierre dans la troisième partie de la pièce. Bédard, l’amoureux de Jeanne (et père véritable de son enfant) est lui aussi appelé au front. La fille de Jeanne et de Bédard, Stella, contracte une méningite en regardant passer un défilé de soldats; la grand-mère de Youkali a rencontré un marin américain de passage au Japon: Youkali viendra avec sa mère vivre en Amérique, où elle fera la connaissance de Pierre. C’est à cause de la guerre que Françoise va «aller de l’autre bord», un rêve qui ne sera pas assorti, comme elle le pensait, du faste royal, mais abîmé par les déchirements de la guerre.

Cette portion de l’histoire du XXe siècle constitue d’ailleurs la finale de la première partie du Dragon rouge; lorsque le fiancé de Françoise vient la  rejoindre à Toronto et l’emmène patiner (sur une musique lancinante), la scène, que le texte appelle «la valse des patineurs», suit un crescendo qui se termine par une des plus puissantes évocations de la guerre que j’aie jamais vue au théâtre : à Françoise et à son amant se joignent d’autres militaires. Tous patinent en rond autour de la scène. Pendant ce temps, Jeanne et Bédard se trouvent et se perdent, s’aiment ou se disputent avec les mêmes gestes; comme le guide britannique le faisait remarquer dans Vinci: «The difference between love and hate is finally a simple question of speed.» Puis le défilé des patineurs envahit soudain le jardin de sable; ils se mettent à saccager avec leurs chaussures à lames tout ce qui se trouve sur leur passage: ils donnent de violents coups de pied sur les groupes de souliers qui symbolisent des familles, sur les quelques meubles, et dans le sable qu’ils font gicler partout. Les glissades gracieuses et les amours se fondent dans une équipée pleine de fureur, que rien n’arrête, sauf le black out qui conclut la première partie du Dragon rouge.

Un autre moment historique d’importance participe à la trame du Dragon rouge: il s’agit de la montée de Mao et de ses troupes vers l’établissement de la République populaire de Chine. La «Longue Marche» est évoquée dans la deuxième partie par la religieuse qui vient chez Jeanne et Lee pour régler les formalités de l’hospitalisation de Stella et pour la ramener à l’institution psychiatrique. Au milieu de cette scène  déchirante, Sœur Marie de la Grâce, emportée par l’enthousiasme, évoque ses souvenirs de missionnaire en Chine, rappelle l’excitation qu’elle ressentait face au mouvement collectif qui soulevait le peuple, et se lance dans un irrésistible discours communiste, assorti d’un commentaire sur l’omniprésence des bicyclettes; elle-même montera d’ailleurs dans le panier de la bicyclette de Bédard, qui lui fera faire deux ou trois tours de scène pendant qu’elle s’exalte. Nous aurons même droit à une brève apparition de Mao sur une tribune.

Histoire psychologique

Elles sont tragiques, les histoires des personnages de la Trilogie, racontées dans l’émouvant collage des trois Dragons. Le père de Jeanne est  alcoolique, sa mère est morte. Jeanne ne peut épouser celui qu’elle aime; la raison de sa fille défaille, à la suite d’une méningite. Stella, d’ailleurs, mourra de rudes traitements dans un hôpital psychiatrique. Atteinte d’un cancer, Jeanne se suicide. Françoise troque ses rêves contre une petite vie tranquille à Québec; le fossé entre elle et son fils la désempare. Crawford, vieux et triste, mourra dans un accident d’avion qui le mène au pays de son enfance. Le pilote français trouvera également la mort dans cet accident.

Lepage et son équipe ne sont pas dépourvus de moyens pour raconter: ils font flèche de tout bois, et ils maîtrisent parfaitement l’art de résumer avec des flash-back, des rêves, des récits, des images, les histoires qui se déroulent dans un bar de Tokyo, dans une caserne de Londres, dans la cave d’une blanchisserie, dans la chambre d’une des deux fillettes, à l’hôpital psychiatrique ou dans une galerie d’art de Vancouver. La Trilogie comprend une multitude de lieux et d’événements, peuplés d’environ vingt-cinq personnages, et pourtant on ne s’y perd jamais. Chaque chemin mène quelque part, tout objet a sa raison d’être et son histoire, les personnages ont des rapports entre eux, chaque scène nous éclaire sur ces personnages, et chaque personnage nous est présenté avec suffisamment d’information pour que le spectateur puisse s’y intéresser et comprendre son cheminement, souvent par déduction. Il joue ainsi un rôle créateur qui lui donne l’agréable impression de participer à la pièce.

Je me dis que l’indicible «magie» qu’on évoque quand on est à court de mots, c’est peut-être cette illusion délicieuse que La Trilogie des dragons nous donne, que l’univers tout entier se concentre sur une petite scène pendant quelques heures et qu’on peut le tenir dans sa main.

Tiré de JEU 45, 1987

Solange Lévesque

À propos de

Romancière, nouvelliste et poète, critique et psychologue, elle a collaboré à JEU de 1984 à 2006.