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Louise Naubert : repousser les limites

© David Leyes

Comédienne et musicienne de formation, mais surtout metteure en scène, Louise Naubert occupe depuis 2007 la fonction de directrice artistique du Théâtre la Tangente, une compagnie de création torontoise au sein de laquelle elle est active depuis sa fondation en 1994. Elle a notamment signé la mise en scène de Requiem pour un trompettiste (2005), qui a été donné dans une nouvelle mouture à l’Espace Libre en 2012, Comment on dit ça « t’es mort » en anglais? (2009) et l’Implorante (2011), dont elle partage la direction avec Claude Guilmain.

En avril dernier, elle recevait du Conseil des arts de l’Ontario le prix John Hirsch de mise en scène, une récompense accompagnée d’une bourse de 5 000 $. « Louise Naubert a une solide vision personnelle et une démarche distincte, déclarait le jury. La forme et les thèmes qu’elle adopte ouvrent la voie à des réflexions qui transcendent la condition humaine et se situent souvent au-delà de la parole. » Les plus fidèles collaborateurs de Louise Naubert : Claude Guilmain (texte), Claude Naubert (musique), Guillaume Houët-Brisebois (éclairages) et Duncan Appleton (vidéo).

Des Klektiks à la Tangente

Louise Naubert, qui a grandi en Outaouais, a fait ses débuts comme comédienne sur les scènes francophones de la région, notamment au Théâtre français du CNA. Au début des années 90, installée à Toronto pour des raisons sentimentales, elle réalise que la création francophone est pour ainsi dire absente de la Ville Reine. « Il y avait de la création en anglais, mais en français c’était surtout du répertoire. Comme comédienne, je n’avais aucune satisfaction ou envie de me greffer à des productions de ce genre. Même comme spectatrice, je me demandais bien pourquoi je serais allé voir un Tremblay à Toronto quand je pouvais aller le voir à Montréal à sa création. Parce que je trouvais que ça stagnait un peu, j’ai tenté ma chance du côté anglophone. Mais je n’ai pas aimé leur façon de travailler. C’était trop expéditif et il y avait selon moi trop peu de travail de table. Cette approche ne me convenait pas du tout. En 1994, j’ai décidé de m’associer à des gens qui voulaient comme moi s’investir dans des projets de création en français. La compagnie, qui s’appelait alors les Klektiks, est vite devenue Théâtre la Tangente. »

Pour tâter le terrain, savoir s’il y avait véritablement de la place pour une nouvelle compagnie francophone à Toronto, ils ont commencé par monter du répertoire: d’abord un collage de textes et de chansons de Gilles Vigneault, conçu et dirigé par Pierre Péloquin, membre fondateur de la compagnie, qui, à l’époque, partageait la direction artistique avec Claude Guilmain, puis les Muses orphelines de Michel Marc Bouchard. « Rapidement, on s’est lancé dans la création. On a fait de Claude Guilmain notre auteur en résidence. En 1997, on a signé l’Égoïste, en 2001, la Passagère et, en 2005, Requiem pour un trompettiste. En 2000, avec les Cascadeurs de l’amour, un récit poétique de Patrice Desbiens que j’avais adapté et dirigé, nous avons remporté le Masque de la production franco-canadienne. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment eu la piqûre pour la mise en scène. Le nom de la compagnie, Théâtre la Tangente, a alors pris tout son sens: à chaque projet, nous allions adopter une direction différente, sortir des sentiers battus, nous donner la permission d’investir une nouvelle discipline. Ce qui me passionne, ce sont les univers poétiques qu’on peut transposer au théâtre. J’adore prendre un texte qui n’est pas destiné à la scène et l’y entraîner. »

Requiem pour un trompettiste

La pièce de Claude Guilmain, publiée aux Éditions l’Interligne en 2010, s’inspire de l’affaire Walkerton, un scandale politique et environnemental qui s’est déroulé en Ontario en 2000. Pour universaliser son propos, aborder de manière générale la corruption politique et industrielle, mais aussi les ravages de la désinformation, l’auteur a choisi de camper son récit en 1958. Cela permet à la représentation de s’abreuver largement aux élans de la musique jazz et aux archétypes du film noir, en plus de laisser apparaître de troublantes correspondances entre l’époque de Duplessis et celle de Harper. Il faut aussi dire que l’intime et le politique se côtoient sans cesse puisque la représentation se déroule dans deux lieux, simultanément : dans le bureau des adjoints du maire d’une petite ville et dans une chambre de l’hôtel voisin de la mairie. Les spectateurs, divisés en deux groupes, armés de casques d’écoute, assistent donc à la pièce deux fois, une fois du côté de l’hôtel et une autre du côté du bureau.

© Aurélien Muller

« En Ontario, l’affaire Walkerton a permis à beaucoup de gens de réaliser qu’on leur mentait en pleine face, précise Naubert. Depuis, la couverture médiatique dévoile de nombreux cas de corruption et de désinformation qui ne cessent de prendre de l’ampleur et de s’étendre à la grandeur du pays, du scandale des commandites jusqu’à celui de la construction en passant par l’éclosion de la listériose. Le sujet est donc d’une criante actualité. Lors de la reprise à Montréal, certains critiques ont souligné que le spectacle tenait de l’exercice de style, ce que nous assumons totalement. Faire de la représentation une expérience et une forme intelligente de divertissement faisait partie de ce qu’on voulait accomplir, bien davantage que de donner naissance à une réflexion pénétrante sur la corruption ou encore de procéder à une révolution esthétique. Cela dit, on a le sentiment d’avoir réussi quelque chose d’assez nouveau en ce qui concerne l’arrimage du texte à la musique. Il y a deux actions, souvent contrastées, se déroulant dans deux lieux et devant deux publics différents, et tout ça est relié à une seule et même trame musicale. Je dois avouer que nous sommes fiers d’être arrivés à régler une horlogerie d’une telle précision. Les acteurs ont été d’une grande rigueur. J’en profite pour lever mon chapeau à Marcelo Arroyo, Vincent Leclerc, Bernard Meney, Pier Paquette, Victor Andres Trelles Turgeon et Marie Turgeon. »

Projections identitaires

« Après avoir perdu son père et son frère aîné, à moins de deux mois d’intervalle, pour des raisons complètement différentes, Claude s’est mis à écrire d’une nouvelle manière, automatique, en toute liberté, sans trop réfléchir, orienter ni se censurer. Le résultat, qui pouvait sembler incohérent mais qui tenait en fait d’une logique non linéaire, était très révélateur. Cet univers empruntant au fantastique, plus grand que nature, traduit la vision d’un enfant, ou plutôt celle d’une enfant dans un corps d’homme. J’ai été très touchée par ce texte, étonnée qu’un homme ose parler avec autant de sensibilité d’une pénible relation père-fils et du rapport pas plus simple entre deux frères que tout oppose. Cette quête identitaire en forme de descente aux enfers, déclenchée par la disparition du père et du frère, il fallait que je la mette en scène ! » C’est ainsi qu’est né Comment on dit ça « t’es mort » en anglais ? Dans ce solo, le comédien et danseur Bernard Meney se glisse dans la peau d’un professeur de physique pour nous entraîner, en interagissant avec de multiples projections vidéo, dans les paysages intérieurs d’un homme en deuil.

Après ce premier dialogue des plus concluants entre le corps et la vidéo, Louise Naubert dirige avec Claude Guilmain l’Implorante, un amalgame de danse, de sculpture et de projections vidéo mettant en vedette Sylvie Bouchard, danseuse et chorégraphe, et, une fois de plus, Bernard Meney. Ce sont les échanges épistolaires entre Camille Claudel et Auguste Rodin qui servirent cette fois de déclencheur. « Maintenant, c’est essentiel pour moi d’allier le mouvement et la parole, de donner naissance à des univers poétiques, oniriques, lance Naubert. C’est là que je me sens dans mon élément, et la vidéo, en direct et en différé, m’aide beaucoup à arriver à mes fins. Pour l’Implorante, on a fait énormément de recherche sur tout ce qui a mené à l’internement de Camille Claudel, mais pas pour élaborer un spectacle biographique. Le personnage principal est une danseuse en panne d’inspiration et en rupture amoureuse, une femme qui découvrira, au musée Rodin, les créations de Camille Claudel, parmi lesquelles l’Implorante, une sculpture qui la bouleversera parce qu’elle traduit intensément la détresse amoureuse en une seule image, en un mouvement suspendu, le corps en déséquilibre, alors qu’elle-même poursuit cet objectif en usant des enchaînements de mouvements. Dans sa recherche, la danseuse en arrivera à danser sur les mots de Camille et d’Auguste. Ça faisait longtemps que j’avais envie de demander à des interprètes de danser sur un texte plutôt que sur de la musique. Je suis très satisfaite du résultat. »

Créer en français dans un milieu minoritaire

La création francophone en milieu minoritaire, on le sait, n’est pas une chose aisée. Mais là où la situation est encore plus complexe, c’est quand vient l’heure de diffuser ce travail, de le faire voyager à travers la francophonie canadienne. « Nous sommes itinérants, nomades; nous nous sommes produits dans plusieurs lieux à Toronto, explique Naubert. Cela dit, nous avons ce qu’on pourrait appeler un centre de création qui se trouve au Théâtre du Collège Glendon de l’Université York. À Toronto, notre public est hétérogène, composé de gens ouverts au mélange des disciplines, qui aiment la danse, les arts visuels et l’opéra et qui, de manière générale, n’ont pas peur d’une démarche qui n’est pas fondée sur le texte. Je dirais que nous avons une centaine de fidèles spectateurs. Il y a dans nos salles des francophones, bien entendu, mais aussi des anglophones et des francophiles. On a d’ailleurs offert l’Implorante avec un appui audio, c’est-à-dire avec une traduction simultanée dans les écouteurs. Pour faire tomber les frontières, nous n’avons pas le choix, je pense, de prendre des moyens comme celui-là. J’aimerais beaucoup que nos spectacles passent par Québec et Montréal, et même qu’ils soient vus hors du Canada. Mais, je le répète souvent, je ne tiens pas à plaire à tout prix et pas non plus au plus grand nombre. Le plus important, pour moi, ça reste d’évoluer comme artiste au sein de la compagnie, de repousser mes limites et celles de la scène. Je suis persuadée que le reste suivra. »

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.