Critiques

À quelle heure on meurt? : Comment résister?

Comment résister à Réjean Ducharme? Comment résister à la fougue de ces jeunes comédiens qui se lancent corps et âme dans le pas de deux frénétique que se jouent Mille Milles et Chateaugué? À quelle heure on meurt?, actuellement à la Salle Fred-Barry, est un spectacle à voir. Parce qu’il fait plaisir autant qu’il nous interroge sur nos valeurs, ce que nous faisons de nos vies, ce que nous sacrifions à la supposée «normalité».

Frédéric Dubois, avec les finissants de l’École de théâtre du cegep de Saint-Hyacinthe, a repris (et adapté) le collage que Martin Faucher avait concocté en 1988 (voir le dossier publié dans Jeu au moment de la création: numéro 51, 1989.2; et aussi la critique de la mise scène du même texte par un metteur en scène français Guy Alloucherie à Québec en 1999: numéro 96, 2000.3) à partir d’œuvres de notre auteur fétiche, célèbre pour ses personnages d’enfants qui cherchent à tout prix à rester justement des enfants, question de ne pas «finir finis», comme le dit si bien Mille Milles dans Le Nez qui voque.

Sa mise en scène est dynamique, les comédiens et comédiennes — bien qu’en début de carrière — adhèrent si bien au projet, que le spectateur ne peut qu’être conquis. C’est le combat contre la banalité et la quête d’absolu qui font vivre les personnages ducharmiens. Or, ici, le refus de la productivité et de la course vers le succès à tout prix, comme l’idée qu’il est possible de changer le monde apparaissent comme des préludes au printemps érable animé par cette nouvelle génération qui se retrouve sur scène. Ils sont dix: cinq garçons pour cinq Mille Milles, cinq filles pour cinq Chateaugué qui se rejouent les scènes de leur aventure sensée sauver la pureté. Tantôt en duo, tantôt en chœur, ils s’attendrissent, s’affrontent, se crient par la tête ou  murmurent; ils envahissent l’espace comme ils voudraient occuper leur vie, avec énergie, détermination, même si pointe de temps en temps le désarroi.

Le montage, habile, montre un Mille Milles exhortant Chateaugué à le transpercer de son épée (parodie d’une scène du Cid de Corneille présente dans le Cid Maghané de Ducharme), une Chateaugué inquiète des sautes d’humeur de Milles Milles qui s’écrit comme la Bérénice de l’Avalée des avalés: «Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque.». Bref, voilà des propos qui font tantôt rire tantôt pleurer. Et la mise en scène, à l’avenant, est tantôt ludique tantôt plus grave. Il ne faut pas avoir peur de la passion, de la fureur ni de l’angoisse quand on côtoie Ducharme! Planqués dans une chambre, leur refuge contre la contamination de la société, Mille Milles et Chateaugué lisent Nelligan, écoutent de la musique, boivent de la bière, fument. Ils se blottissent l’un contre l’autre, persuadés que le suicide seul peut leur éviter la catastrophe. Mais peu à peu, alors même que le mot «suicide» sera remplacé par «branle-bas», le projet vacillera…  

Ceux qui connaissent Réjean Ducharme réentendront avec plaisir et beaucoup d’émotion ses si belles phrases qui tentent  de dire comment il est difficile de devenir adulte, comment l’amitié, l’amour doivent être complets, sans compromis, pour combler l’humain. Ceux qui le découvriront comprendront rapidement que ces mots vont droit au cœur. Malgré la peur devant l’inconnu, l’avenir, et la conscience, jamais bien loin, que les déceptions ne peuvent qu’être au rendez-vous dans la vie, c’est, il me semble, le message qu’il vaut la peine de se battre pour être heureux qui l’emporte dans ce spectacle.

À quelle heure on meurt?

Variations sur le collage de Martin Faucher d’après l’œuvre de Réjean Ducharme
Adaptation et mise en scène: Frédéric Dubois
Une production du Théâtre À Deux, à la salle Fred-Barry jusqu’au 30 mars

 

Louise Vigeant

À propos de

Docteure en sémiologie théâtrale, elle a été professeure de 1979 à 2011. Membre de la rédaction de JEU (puis rédactrice en chef et directrice) de 1988 à 2003, elle a présidé l’Association québécoise des critiques de théâtre de 1996 à 1999 et, de 2004 à 2007, travaillé à la Délégation générale du Québec à Paris.