Critiques

Triptyque : Réduction réussie de Lipsynch

Cette première incursion au cinéma de Robert Lepage depuis dix ans (La Face cachée de la lune) suscitait des attentes car le metteur en scène s’était dit découragé par les difficultés de financement de ses projets dans le 7e art. Pour son retour, il coréalise un film avec Pedro Pires, qu’il connaît bien puisqu’ils ont déjà travaillé ensemble à plusieurs reprises, que ce soit au théâtre, au cirque ou au cinéma.

Plutôt qu’une adaptation de la pièce de neuf heures Lipsynch, ce film d’une heure et demie est inspiré par celle-ci. En fait, les coréalisateurs ont choisi de se concentrer sur trois des personnages de la pièce et de raconter leur histoire en trois parties. Avec quelques jeux de chronologie, nous suivons donc Michelle, une libraire schizophrène vivant à Québec (Lise Castonguay); sa sœur Marie (Frédérike Bédard), chanteuse, qui vit à Montréal, qui a subi une opération au cerveau la rendant momentanément aphasique et qui arrive à Québec pour chercher Michelle à l’hôpital; enfin, Thomas (Hans Piesbergen), neurochirurgien allemand vivant à Londres, qui a opéré Marie et finira pas l’épouser.

La pièce, dans sa version de quatre heures et demie comme dans celle de neuf heures, contenait plusieurs autres personnages et péripéties qui toutes s’emboîtaient comme dans une matriochka ou un film de Lelouch. Dans le film, les coréalisateurs ont eu la main heureuse en choisissant plusieurs «perles» présentes dans la pièce que Lepage avait élaborée avec ses acteurs, comme c’est son habitude. C’est le cas de la représentation de Dieu sur le plafond de la chapelle Sixtine, qui séduit Thomas car il évoque le cerveau humain. C’est aussi le cas de la voix du père de Marie, dont elle a oublié le timbre après son opération, et qu’elle essaie de retrouver en faisant appel à une sourde capable de lire sur les lèvres des personnages dans ses vieux films de famille, pour finalement découvrir que c’est sa propre voix qui, traitée par des filtres, se rapproche le plus de celle de son père! Marie portait donc en elle la voix qu’elle recherchait…

Le film a été tourné en moins de trois mois, mais sur une période de trois ans: luxe que Lepage peut se permettre, et même qui convient bien à quelqu’un dont l’agenda est toujours aussi chargé! Il a donc été possible d’attendre que des conditions météorologiques favorables permettent de filmer un boisé à l’automne, une belle tempête de neige sur le Vieux-Québec ou les chutes Montmorency gelées.

Quant aux acteurs, ils sont très justes: Marie montre bien l’aphasie qui la gagne pendant qu’on pratique sur elle une opération au cerveau d’un grand réalisme, tandis que Michelle évoque avec justesse la poétesse schizophrène séduite par Gauvreau. Rebecca Blankenship, qui joue le rôle, plus modeste que dans la pièce, de l’épouse éconduite de Thomas, n’a pas beaucoup de chance de faire valoir sa voix impressionnante, les coréalisateurs ayant plutôt misé sur celle, éraillée mais poignante, de Frédérike Bédard.

Autre différence entre la pièce et le film: celle-là se concentrait surtout sur la voix tandis que le film met davantage l’accent sur les troubles qui se manifestent dans le cerveau. Il s’agit de deux objets fascinants, riches sur le plan visuel, où l’émotion tient une place importante. Dans le film, les ellipses de l’action et les métaphores visuelles font en sorte que l’on reste toujours attentif, sans compter que l’on est en présence de comédiens de premier plan. Bref, un film à voir, et qui se tient bien tout seul, même si l’on n’a jamais vu Lipsynch.

Triptyque. Réalisation: Pedro Pires et Robert Lepage. Présenté au Cinéma Excentris, à l’occasion du Festival du nouveau cinéma, le 19 octobre à 17h.

 

Michel Vaïs

À propos de

Docteur en études théâtrales, critique au Devoir et à la chaîne culturelle de la SRC, lauréat d’un prix Hommage de la SODEP, Michel Vaïs a enseigné dans trois universités, publié L’Écrivain scénique, L’accompagnateur. Parcours d’un critique de théâtre et dirigé le Dictionnaire des artistes du théâtre québécois. Rédacteur émérite à JEU, où il écrit depuis le tout premier numéro, il est secrétaire général de l’Association internationale des critiques de théâtre.