Critiques

Les Cendres bleues : Premier amour brûlant

Un feu couve sous la cendre et se déchaîne dans le long poème de Jean-Paul Daoust, Les Cendres bleues, que Philippe Cyr met en scène au Théâtre d’Aujourd’hui. Ce texte, qui lui a valu le Prix du Gouverneur Général en 1990, est d’une violente beauté. Un enfant-devenu-homme se délivre de son premier amour, brûlant, inoubliable, illicite. Il avait six ans et demi et découvrait la passion amoureuse avec un jeune homme qui en comptait vingt.

Ce poème d’environ 2000 vers glisse vertigineusement des points de vue de l’enfant à ceux de l’adulte. Dans cet entrelacs, l’aimé est convoqué dans des dialogues que le souvenir nourrit. Si le poème affirme à quel point l’enfance est sacrée et doit être préservée, s’il nomme les abus sexuels commis par ce jeune homme sur l’enfant vulnérable, il célèbre aussi cet amour fondamental, magistral, qui marque une vie au fer rouge. La précocité de la relation est qualifiée de criminelle, mais il s’agit plus de la nommer que de la dénoncer, il s’agit de la dire pour se l’approprier pleinement, avec douleur, sensualité et reconnaissance, presque au-delà de toute considération morale.

De nombreuses répétitions dévoilent progressivement la complexité de cet amour qu’il a cultivé tout en le fuyant, en rêvant de le tuer pour mieux le ressusciter. Le bleu des yeux de l’homme aimé colore la vie du narrateur, de ses voyages, de sa mémoire, de ses désirs. Il lui doit notamment sa passion pour la lecture. Au-delà de l’événement autobiographique, au-delà des vertus thérapeutiques d’une telle entreprise, ce texte reconnaît la force singulière d’un amour qui a transgressé les codes communs. Il le respecte pour tout ce qu’il a offert. Écho troublant avec Les Amours incestueuses de Barbara, chanson où elle revient sur l’amour consommé qui la liait à son père.

La scène offerte par Philippe Cyr est sombre, épurée et finement sculptée par les éclairages qui laissent saillir des angles de visage, des parties de corps des trois comédiens. Ce sont trois variantes du même personnage, dissociées par leurs tenues vestimentaires mais n’incarnant pas le narrateur à un âge précis ou bien dans une humeur particulière. Souvent, ils regardent le public, façonnant un climat de confession, présentant cet amour fou dans une proximité. Ils s’adressent aussi les uns aux autres en douceur, leurs gestes sont sous-tendus par une sensualité fragile, fugace.

Des dispositions spatiales très esthétiques s’enchaînent avec plus ou moins de puissance. Par exemple, deux comédiens se rapprochent, tournant le dos à la salle. Ne voyant rien, en devinant beaucoup, le spectateur imagine tout à partir d’un délicat contact entre leurs corps. Si les possibilités sont infinies dans le passage de ce poème à la scène, je regrette que l’esthétisme développé n’ait pas une cohérence propre plus grande et qu’il ne travaille pas plus en tension avec le texte. Ainsi, chacun présente à un moment une main maculée de peinture noire. Cette belle image ne redouble pas le poème, mais elle développe une poésie scénique à la lisière-même de l’écriture. L’image est hélas diluée rapidement. De même, la plongée finale dans l’eau qui baigne le plateau ne déploie pas son potentiel visuel, symbolique, imaginaire, sans compter qu’investir le sol dans la salle Jean-Claude Germain revient hélas à rendre difficile la visibilité de nombreux spectateurs. «Transgresser, c’est redéfinir», précise Philippe Cyr. Les Cendres bleues font entendre une parole poétique qui perce, bouleverse, transgresse. La poésie scénique pourrait développer bien plus largement ce geste-là, pour parvenir à son tour à redéfinir.

Les Cendres bleues

Texte: Jean-Paul Daoust. Mise en scène: Philippe Cyr. Une production de l’Homme allumette. Dans la salle Jean-Claude-Germain du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 9 novembre 2013.

Cyrielle Dodet

À propos de

Enseignante à l’Institut d’Études théâtrales et au Département de médiation culturelle de Sorbonne Nouvelle – Paris 3, ses recherches portent sur les relations intermédiales entre littérature et scène.