Critiques

Le Balcon : Pouvoir inflexible de l’image

Enfant de l’Assistance publique, emprisonné pour de petits larcins, sauvé par Jean Cocteau, défendu par Jean-Paul Sartre, Jean Genet, puissant auteur du 20e siècle, a été pris, presque piégé dans cette image d’ange noir que sa délinquance, son homosexualité, voire son activisme ont pu participer à lui conférer. Avec talent, il s’est joué de cette image, la confirmant, tout en montrant ses ressorts, voire en la dénonçant. Le Balcon que René Richard Cyr met en scène ingénieusement au TNM s’articule autour de ce travail démystificateur du pouvoir de l’image. Le metteur en scène s’est approprié la pièce en choisissant les variantes les plus pertinentes des cinq versions que Genet a écrites depuis 1956. Une création parfaitement maîtrisée.

Le Balcon s’ouvre sur la présentation de tous les protagonistes: cette société du spectacle va éclore sur le plateau et promet de se répéter longtemps. Suivent des salles cubiques où d’étranges cérémonies ont lieu, avec sérieux et en laissant transparaître quelques incertitudes: un Évêque, un Juge et un Général jouent ou rejouent une confession, un procès, une bataille avec des jeunes femmes en dentelles, présentes pour leur donner la réplique. Cette trinité occidentale (particulièrement puissante dans la France d’après-guerre) se débauche et en même temps se magnifie dans ce bordel, que sa tenancière, Madame Irma, nomme «maison d’illusions». L’esthétique flamboyante développée et l’excellence des comédiens donnent un relief captivant au lieu et aux rituels. Ces hommes, clients qui vibrent dans ces rôles d’emprunt, se tiennent sur des piédestaux et portent des costumes excédant leur modèle réel, par des couleurs plus fluos, comme l’uniforme militaire d’un vert miroitant porté par le Général, ou par des dimensions outrancières, comme le code du Juge ou la verticalité prononcée de l’Évêque.

Si la tension érotique est omniprésente, ces salles offrent surtout un scénario qui donne un rôle de pouvoir aux clients, une apparence, qui met «aux chiottes la fonction», comme le souligne l’Évêque. Il lui suffit d’être évêque pour lui-même, de le paraître pour atteindre la jouissance de ce statut. D’où l’importance des miroirs où l’on contemple son reflet à l’infini, la nécessité des autres actants qui lui confirment son propre rôle, d’où le nom paradoxal de cette maison close aux salles calfeutrées: le Grand Balcon, ce lieu où l’on se montre. Devenir une figure de fantasme est un privilège notoire dans cette société, comme en rêve le Chef de Police tout au long de la pièce. Le Balcon ne cesse de réfléchir sur la représentation, les rôles, les masques, le vrai et le faux: la mise en scène déploie très justement ce foisonnement d’illusions qui renvoient l’une à l’autre et qui installent un vertigineux «tourniquet», pour reprendre le mot de Sartre à propos de l’écriture de Genet.

Cette maison close finit par s’ouvrir sur le monde pour y imposer son imagerie, puisque la révolte en cours dans le pays est matée moins par les armes que par la puissance des images du pouvoir. Pour les besoins de la cause, Madame Irma devient la Reine et ses clients couards, ayant fui les combats en se cachant au fond du bordel, incarnent l’Église, la Justice et l’Armée. Le bordel au pouvoir! La scénographie présente avec brio ce changement d’échelle et cette prise de pouvoir. Si la révolte conteste ces figures-là, elle utilise les mêmes ressorts: Chantal, ancienne femme de Madame Irma, accepte de devenir le symbole de ce soulèvement, une Liberté guidant le peuple, un nouveau rôle dans sa longue carrière. L’institution au balcon est très bien orchestrée par René Richard Cyr: le balcon s’élève peu à peu avec les figures principales, Chantal les y rejoint par un escabeau et meurt, assassinée. L’image est forte: si la révolte étouffée est récupérée par le pouvoir, cette jeune femme morte restant sur scène marque.

Le pouvoir et la marche du monde sont une affaire d’images et de croyance en ces images, comme le montrent les photographes qui viennent figer les vraies images de ce faux spectacle. C’est parce qu’on reconnaît et respecte l’image du pouvoir que ce dernier s’exerce: le théâtre participe à ce jeu et en même temps le dénonce. En ce sens, Le Balcon est une construction où aucune résolution de problèmes sociaux n’est proposée. «Au contraire, précise Genet, que le mal sur la scène explose, nous montre nus, nous laisse hagards s’il se peut et n’ayant de recours qu’en nous». À chacun de tirer les conséquences de cette satire, que René Richard Cyr présente brillamment dans sa complexité. Les résonnances avec l’actualité politique sous toutes ses formes sont nombreuses. Les pouvoirs inflexibles de l’image appellent un perpétuel geste iconoclaste: à nous de jouer et d’être conscients de notre façon de prendre part au Balcon, devrais-je dire au bordel.

Le Balcon

Texte: Jean Genet. Mise en scène: René Richard Cyr. Au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 30 novembre 2013.

Cyrielle Dodet

À propos de

Enseignante à l’Institut d’Études théâtrales et au Département de médiation culturelle de Sorbonne Nouvelle – Paris 3, ses recherches portent sur les relations intermédiales entre littérature et scène.