Critiques

Falstaff : Shakespeare, Boïto et Verdi

1893. Verdi a 80 ans. Et pourtant, il va, poussé par l’écrivain, musicien et librettiste Arrigo Boïto – qui en écrira le remarquable livret− composer une «comédie lyrique» d’une grande inventivité et d’une étonnante gaieté. Cette œuvre, sans doute sa plus «théâtrale», est, en effet, une véritable comédie qui clôt, avec les mésaventures de ce gras jouisseur qu’est Sir John Falstaff, un demi-siècle d’une prodigieuse fécondité. Une comédie que la production de l’Opéra de Montréal – musiciens, metteur en scène et chanteurs− rend avec un rythme entraînant et un style réjouissant. Pour leur plaisir et le nôtre.

Boïto a tiré son livret de deux pièces de Shakespeare, Henri IV – Falstaff y apparaît pour la première fois− et Les Joyeuses commères de Windsor. Mais c’est essentiellement cette dernière – probablement la plus franchement drôle du dramaturge élisabéthain– qui constitue le canevas du dernier succès de Verdi. Pour le resserrer et le rendre plus efficace, Boïto simplifie: il supprime des rôles secondaires et synthétise des personnages centraux. Ainsi, les nombreuses visites de Falstaff à Alice, son épouse, sont concentrées dans l’épisode le plus burlesque, celui du fameux coffre à linge.

Quant aux deux intrigues amoureuses, elles se développent parallèlement. Au centre, bien sûr, les prétentions simultanées de Falstaff au cœur et au porte-monnaie d’Alice et de Meg, les fameuses «commères», et les tours que ces rouées bourgeoises vont imaginer pour faire payer son outrecuidance au vieux pilier de cabaret. S’y imbrique la romance de la jeune Nanetta, fille d’Alice et de Ford,  que son père veut marier à l’affreux Dr Cajus, selon la meilleure tradition comique. Le double scénario est mené avec une grande intelligence par le librettiste et réalisé avec brio par le metteur en scène, David Gately, qui se révèle à la fois fidèle et imaginatif. Le tableau où les amoureux, dissimulés derrière le paravent, se bécotent tranquillement pendant que le père et sa troupe de bourgeois s’excitent à fouiller la maison pour débusquer le malheureux Falstaff qui étouffe dans son coffre à linge sale, est d’un burlesque parfaitement maîtrisé. Et la scène finale, le soir, dans le parc où Falstaff, coiffé des cornes de cerf, est de nouveau l’objet des duperies et des moqueries des impitoyables commères, tandis que Ford, croyant marier Nanetta à Cajus, la marie en fait à son Fenton bien-aimé, réunit les deux intrigues avec une brillante efficacité.

Quant au «héros» lui-même, son caractère subversif s’est beaucoup atténué en passant des champs de bataille d’Henri IV à la bourgeoise ville de Windsor: le compagnon qui tutoyait le roi et lui prodiguait des conseils d’une lucidité acérée n’est plus qu’un aristocrate déchu, une outre vantarde, si pauvre qu’il en est réduit à courtiser les femmes des riches bourgeois pour leur argent.

Néanmoins, Boïto a gardé du premier Falstaff un certain nombre de répliques où l’imposant bouffon à la paradoxale philosophie médite dans le style lyrique et imagé qui le différencie des autres personnages de l’opéra. Ainsi, il sait encore que «sans [lui], ces glorieux n’aurait pas un brin de fantaisie», que c’est «[son] esprit qui suscite celui des autres» et que «le monde entier n’est que farce». Cependant, en dépit de son bref accès de mélancolie au souvenir du jeune page svelte et beau qu’il a été, il supporte ses mésaventures avec humour et bonne humeur.

Car la comédie, à l’Opéra de Montréal, comme naguère chez Boïto et chez Les Joyeuses commères, vise avant tout à charmer et à faire rire, dans un feu roulant de mouvements, déguisements, cachettes. Le jeu d’équipe est particulièrement convaincant et pas si fréquent dans un univers où les vedettes règnent et où les chanteurs ne sont pas toujours d’aussi bons comédiens. De la remarquable distribution se dégagent, outre l’impressionnant baryton du rôle-titre, Oleg Bryjak, la grande contralto québécoise Marie-Nicole Lemieux, d’une drôlerie si suave et si naturelle que le rôle de Mrs Quickly semble avoir été écrit pour elle. Beau et séduisant aussi, mais classique, le décor créé par l’Américain John Conklin et revisité par le Québécois Olivier Landreville, accompagne l’action avec fidélité et élégance, mais sans grandes innovations. On passera de la chambre de Falstaff, où des cornes de cerf prémonitoires sont accrochés au mur, à la maison des Ford, de style hollandais, aux hautes armoires sombres et à la fenêtre à petits carreaux, puis à leur jardin, avec son chêne dont la silhouette noire et aiguё se découpe sur une énorme lune.

Les costumes d’un sobre esthétisme, évoquent eux aussi quelque 17e siècle bourgeois. Mais ce que le spectateur garde avec lui, c’est la ravissante vision finale –émouvante si l’on songe à l’âge du compositeur−: le vieux Falstaff emportant sur son dos le petit page, image d’un monde qui s’en va et d’un autre qui commence.

Falstaff. Comédie lyrique de Giuseppe Verdi. Livret d’Arrigo Boïto. Mise en scène de David Gately. Une production de l’Opéra de Montréal, présentée les 9, 12, 14 et 16 novembre 2013.

Marie-Christiane Hellot

Collaboratrice de JEU depuis plus de 20 ans, elle est chargée de cours à l'Université de Montréal.