Critiques

La femme-corbeau : Retrouver son oiseau intérieur

Une jeune femme se raconte, mais aussi cette mère qu’elle n’a pas connue, factrice de son métier, qui un jour, à force d’être raillée, a choisi de refaire sa vie ailleurs. Les villageois l’ont surnommée la femme-corbeau, un oiseau lui servant de compagnon, mais surtout parce qu’elle vit à l’écart et que leurs mots de tous les jours ne suffisent pas à la circonscrire.

Marcel Cremer, auteur issu de la communauté germanophone belge, est monté pour la première fois au Canada et nous ne pouvons que remercier la metteure en scène Milena Buziak d’avoir voulu transmettre cette parole étonnante, souvent poétique, plaidoyer au droit à la différence et à la tolérance. « Les autres aussi ont leur oiseau sur leur épaule, sauf ceux qui leur ont tordu le cou. »

Comme le Woyzeck de Buchner, le texte est découpé en fragments, autant de petites histoires qui finissent par former celle d’une vie, remuent profondément, font rire ou suscitent le questionnement. Grâce à des pauses intégrées dans le discours, moments pendant lesquels la musique offre une deuxième voie narrative, le propos prend alors tout son sens. Que représente le corbeau ? Cette fable sera lue par chacun selon ses référents, ses blessures peut-être. Folie créatrice ? Pulsions ? Deuil ?

Le texte possède une puissance indéniable, mais celle-ci ne peut être transmise que si les interprètes s’investissent entièrement dans le processus. C’est certainement le cas ici. Impeccablement encadrée par les indications de Buziak, privilégiant un jeu tour à tour ludique, tragique, frondeur, interrogatif, expansif ou tout en retenue, Valérie Dumas se révèle absolument ensorcelante dans le rôle principal. On se retrouve, presque malgré soi, suspendu à ses lèvres, à ses gestes, se demandant ce qu’elle sortira de sa petite boîte noire, qui contient aussi bien des vêtements de papier qu’elle accrochera sur une corde à linge improvisée que l’ultime lettre écrite par la femme-corbeau, alors qu’elle devient porte-parole de son oiseau, emprisonné. « Les oiseaux en cage chantent la liberté. Les oiseaux libres volent. »

Avec ses échantillonnages musicaux, Diane Labrosse se glisse avec aisance dans les interstices du texte, illustrant parfois de façon directe (prolongeant l’allusion à Tom Waits, par exemple), à d’autres ne cherchant qu’à créer une palette atmosphérique enveloppante, souvent nostalgique (bel emploi de la Valse triste de Sibelius) quand elle ne nous rappelle pas la présence de l’oiseau, qui semble surgir de nulle part, dans l’un ou l’autre des haut-parleurs.

Il faut saluer la scénographie, épurée mais brillante, de Julie Vallée-Léger, avec son utilisation des surfaces qui deviennent volumes. Noir sur blanc, la fille de la femme-corbeau écrit son histoire, avec ses mains, ses pieds, un bâton qui se transformera en lampe de poche au moment où celle-ci est traquée par les villageois – « Mais de cela, au village, on ne parla point. » Le corbeau serait-il au fond le fardeau que chacun porte ? Un texte et une lecture qui s’imposent…

La femme-corbeau

Texte : Marcel Cremer. Mise en scène : Milena Buziak. Une production des Voyageurs immobiles. Au Théâtre Prospero jusqu’au 14 décembre 2013.

Lucie Renaud

À propos de

Décédée en 2016, elle était professeure, journaliste et rédactrice spécialisée en musique classique, en théâtre et en nouvelle littérature québécoise.