Je me souviens de l’annonce de la disparition de Robert Gravel, à l’été 1996; j’avais 16 ans. Il était pour moi Miville Galarneau, dont Victor-Lévy Beaulieu avait farci la bouche de «gonebitch» dans l’Héritage, ainsi que l’inventeur de ce jeu fascinant que j’apprenais alors à apprivoiser. Mais des souvenirs de Robert Gravel l’acteur de théâtre en chair et en os, je n’en ai aucun.
En août dernier, une murale à son effigie était inaugurée dans le «Faubourg à m’lasse», le quartier de son enfance et de l’Espace Libre, qu’il a cofondé. Il y est représenté avec sur le dos le chandail de «sa» Ligue Nationale d’Improvisation, institution qui lui a survécu et qui fêtait récemment ses 35 ans d’existence; on a encore, à cette occasion, célébré sa mémoire.
Je ne compte plus le nombre de joueurs d’improvisation de tous âges, d’ici comme d’ailleurs, qui m’ont parlé de lui avec émotion, rappelant à quel point il fut le plus grand. La grande majorité d’entre eux ne l’ont jamais vu jouer, sinon par le biais de quelques vidéoclips. Si je n’ai aucun doute sur le fait que Robert Gravel a été un comédien d’exception et un créateur qui occupe une place importante dans l’histoire du théâtre québécois, je ne peux que constater qu’il existe également aujourd’hui un mythe Gravel, notamment forgé, consciemment ou non, à coups d’actes commémoratifs de toutes sortes.
Que fait-on de nos disparus, de nos disparues? J’entends par là les artistes, mais aussi les œuvres dramatiques et scéniques ainsi que les événements marquants. Sous quelles formes et pour quels usages évoque-t-on aujourd’hui au Québec notre mémoire théâtrale dans l’espace public? Qui, outre les historiens, offre des mises en récit de notre passé disciplinaire, et selon quelles modalités? Qu’oublie-t-on? Voici les questions qui m’animent et auxquelles une poignée de collaborateurs ont humblement accepté de proposer des fragments de réponses.
En ouverture de dossier, Paul Lefebvre nous livre trois brefs récits de mémoire qui mettent le doigt sur autant de thématiques abordées de près ou de loin dans nos pages: le souvenir du spectateur, la mémoire culturelle et la part «inarchivable» de l’événement théâtral. À partir d’un cas personnel, il se demande, entre autres, quelle est la portion d’invention et de fabulation intrinsèque aux grands moments de notre vie de spectateur, ces instants de grâce en partie fantasmés qui confirment paradoxalement la puissance d’évocation du théâtre en tant qu’appel à l’imaginaire.
Résultat d’une recherche fouillée et minutieuse, l’article de Gilbert David propose une promenade critique dans les différents arrondissements montréalais à la recherche des rues, avenues et parcs portant aujourd’hui le nom d’artistes de théâtre. Celui qui, en 1976, présida à la fondation de la revue dont vous tenez entre les mains la 149e livraison nous livre une analyse engagée de l’état de ce type de désignation honorifique, tout en se permettant de formuler quelques souhaits, dont celui-ci: «En ces temps de laïcisation étatique, peut-être serait-il judicieux de remplacer ici et là quelques noms de rue voués à des saints et à des saintes par les noms de gens de théâtre mémorables, non?»
Le passé peut également constituer un terreau fertile pour la création. Je vous livre mes réflexions sur le long-métrage Cabotins (2010) d’Alain DesRochers, une comédie dramatique permettant de traverser un demi-siècle de théâtre québécois. De son côté, Lucie Renaud a enquêté sur le Concerto de l’asile du compositeur Walter Boudreau. Inspirée par la vie et les pièces de Claude Gauvreau, l’œuvre puise ses racines dans la trame sonore que Boudreau avait composé pour l’Asile de la pureté (mis en scène par Lorraine Pintal, Théâtre du Nouveau Monde, 2004), transformée quelques années plus tard en pièce solo pour piano, finalement réincarnée elle-même en un concerto en trois mouvements.
Exploratrice dramaturgique, l’historienne Lucie Robert a sondé soigneusement la période trop négligée allant de 1900 à 1930, d’où elle a ramenée une poignée de pièces en un acte jouées ou lues sur les scènes montréalaises. Hélène Jacques a lu pour nous son livre Apprivoiser la modernité théâtrale. La Pièce en un acte de la Belle Époque à la crise, une anthologie en forme de sauvetage mémoriel qui donne à lire une douzaine de plumes sous lesquelles viennent poindre entre autres «une volonté d’exprimer la sensibilité individuelle» ainsi qu’un «mouvement discret de rupture par rapport aux modèles dominants» de l’époque. Amoureux de la culture et de l’histoire, Gilbert Turp joue lui aussi les explorateurs: sorti du Québec pour quelques virées européennes qui l’ont mené dans ces grands lieux de mémoire du théâtre occidental que sont le Globe, la Fenice et la Cour d’honneur du Palais des Papes, il est revenu chez nous chargé de questions sur les fantômes qui hanteraient, ou non, nos propres lieux théâtraux.
En écho aux thèmes de ce dossier, j’ai donné Carte blanche à Marie-Claude Verdier, occupant l’un des rares postes consacrés à l’inscription de notre passé théâtral dans le vivant du présent. C’est à titre de conseillère à la mise en valeur du répertoire au Centre des auteurs dramatiques qu’elle nous invite ici à relire afin de mieux revoir et réentendre.
Également dans ce numéro
Le thème de la mémoire semble avoir également inspiré plusieurs de nos collaborateurs. Catherine Lavoie-Marcus réfléchit aux traces matérielles laissées par la danse en feuilletant l’album soulignant les 25 ans de Danse-Cité. Pour sa part, Katya Montaignac traverse un siècle de relectures et d’appropriations protéiformes du Sacre du printemps, dont la création par Nijinski en 1913 demeure l’un des événements capitaux dans l’histoire de la discipline. Sylvain Lavoie nous propose le deuxième acte de son vaste portrait du Théâtre Populaire du Québec (1963-1996). Je vous invite également à lire deux hommages au grand Patrice Chéreau, disparu en octobre 2013. Notre section Enjeux est particulièrement bien garnie, alors que nos auteurs y abordent l’écriture pour bébé (Pascal Brullemans), les pièces «injouables» (Gilbert Turp), l’autoreprésentation en performance (Catherine Cyr) et les défis de l’opéra contemporain au Québec (Lucie Renaud). Des échos européens nous arrivent d’Avignon (Ludovic Fouquet), de Grèce (Maria Stasinopoulou) et d’Italie du Sud (Stéphane Resche).
Bonne lecture à tous.
Je me souviens de l’annonce de la disparition de Robert Gravel, à l’été 1996; j’avais 16 ans. Il était pour moi Miville Galarneau, dont Victor-Lévy Beaulieu avait farci la bouche de «gonebitch» dans l’Héritage, ainsi que l’inventeur de ce jeu fascinant que j’apprenais alors à apprivoiser. Mais des souvenirs de Robert Gravel l’acteur de théâtre en chair et en os, je n’en ai aucun.
En août dernier, une murale à son effigie était inaugurée dans le «Faubourg à m’lasse», le quartier de son enfance et de l’Espace Libre, qu’il a cofondé. Il y est représenté avec sur le dos le chandail de «sa» Ligue Nationale d’Improvisation, institution qui lui a survécu et qui fêtait récemment ses 35 ans d’existence; on a encore, à cette occasion, célébré sa mémoire.
Je ne compte plus le nombre de joueurs d’improvisation de tous âges, d’ici comme d’ailleurs, qui m’ont parlé de lui avec émotion, rappelant à quel point il fut le plus grand. La grande majorité d’entre eux ne l’ont jamais vu jouer, sinon par le biais de quelques vidéoclips. Si je n’ai aucun doute sur le fait que Robert Gravel a été un comédien d’exception et un créateur qui occupe une place importante dans l’histoire du théâtre québécois, je ne peux que constater qu’il existe également aujourd’hui un mythe Gravel, notamment forgé, consciemment ou non, à coups d’actes commémoratifs de toutes sortes.
Que fait-on de nos disparus, de nos disparues? J’entends par là les artistes, mais aussi les œuvres dramatiques et scéniques ainsi que les événements marquants. Sous quelles formes et pour quels usages évoque-t-on aujourd’hui au Québec notre mémoire théâtrale dans l’espace public? Qui, outre les historiens, offre des mises en récit de notre passé disciplinaire, et selon quelles modalités? Qu’oublie-t-on? Voici les questions qui m’animent et auxquelles une poignée de collaborateurs ont humblement accepté de proposer des fragments de réponses.
En ouverture de dossier, Paul Lefebvre nous livre trois brefs récits de mémoire qui mettent le doigt sur autant de thématiques abordées de près ou de loin dans nos pages: le souvenir du spectateur, la mémoire culturelle et la part «inarchivable» de l’événement théâtral. À partir d’un cas personnel, il se demande, entre autres, quelle est la portion d’invention et de fabulation intrinsèque aux grands moments de notre vie de spectateur, ces instants de grâce en partie fantasmés qui confirment paradoxalement la puissance d’évocation du théâtre en tant qu’appel à l’imaginaire.
Résultat d’une recherche fouillée et minutieuse, l’article de Gilbert David propose une promenade critique dans les différents arrondissements montréalais à la recherche des rues, avenues et parcs portant aujourd’hui le nom d’artistes de théâtre. Celui qui, en 1976, présida à la fondation de la revue dont vous tenez entre les mains la 149e livraison nous livre une analyse engagée de l’état de ce type de désignation honorifique, tout en se permettant de formuler quelques souhaits, dont celui-ci: «En ces temps de laïcisation étatique, peut-être serait-il judicieux de remplacer ici et là quelques noms de rue voués à des saints et à des saintes par les noms de gens de théâtre mémorables, non?»
Le passé peut également constituer un terreau fertile pour la création. Je vous livre mes réflexions sur le long-métrage Cabotins (2010) d’Alain DesRochers, une comédie dramatique permettant de traverser un demi-siècle de théâtre québécois. De son côté, Lucie Renaud a enquêté sur le Concerto de l’asile du compositeur Walter Boudreau. Inspirée par la vie et les pièces de Claude Gauvreau, l’œuvre puise ses racines dans la trame sonore que Boudreau avait composé pour l’Asile de la pureté (mis en scène par Lorraine Pintal, Théâtre du Nouveau Monde, 2004), transformée quelques années plus tard en pièce solo pour piano, finalement réincarnée elle-même en un concerto en trois mouvements.
Exploratrice dramaturgique, l’historienne Lucie Robert a sondé soigneusement la période trop négligée allant de 1900 à 1930, d’où elle a ramenée une poignée de pièces en un acte jouées ou lues sur les scènes montréalaises. Hélène Jacques a lu pour nous son livre Apprivoiser la modernité théâtrale. La Pièce en un acte de la Belle Époque à la crise, une anthologie en forme de sauvetage mémoriel qui donne à lire une douzaine de plumes sous lesquelles viennent poindre entre autres «une volonté d’exprimer la sensibilité individuelle» ainsi qu’un «mouvement discret de rupture par rapport aux modèles dominants» de l’époque. Amoureux de la culture et de l’histoire, Gilbert Turp joue lui aussi les explorateurs: sorti du Québec pour quelques virées européennes qui l’ont mené dans ces grands lieux de mémoire du théâtre occidental que sont le Globe, la Fenice et la Cour d’honneur du Palais des Papes, il est revenu chez nous chargé de questions sur les fantômes qui hanteraient, ou non, nos propres lieux théâtraux.
En écho aux thèmes de ce dossier, j’ai donné Carte blanche à Marie-Claude Verdier, occupant l’un des rares postes consacrés à l’inscription de notre passé théâtral dans le vivant du présent. C’est à titre de conseillère à la mise en valeur du répertoire au Centre des auteurs dramatiques qu’elle nous invite ici à relire afin de mieux revoir et réentendre.
Également dans ce numéro
Le thème de la mémoire semble avoir également inspiré plusieurs de nos collaborateurs. Catherine Lavoie-Marcus réfléchit aux traces matérielles laissées par la danse en feuilletant l’album soulignant les 25 ans de Danse-Cité. Pour sa part, Katya Montaignac traverse un siècle de relectures et d’appropriations protéiformes du Sacre du printemps, dont la création par Nijinski en 1913 demeure l’un des événements capitaux dans l’histoire de la discipline. Sylvain Lavoie nous propose le deuxième acte de son vaste portrait du Théâtre Populaire du Québec (1963-1996). Je vous invite également à lire deux hommages au grand Patrice Chéreau, disparu en octobre 2013. Notre section Enjeux est particulièrement bien garnie, alors que nos auteurs y abordent l’écriture pour bébé (Pascal Brullemans), les pièces «injouables» (Gilbert Turp), l’autoreprésentation en performance (Catherine Cyr) et les défis de l’opéra contemporain au Québec (Lucie Renaud). Des échos européens nous arrivent d’Avignon (Ludovic Fouquet), de Grèce (Maria Stasinopoulou) et d’Italie du Sud (Stéphane Resche).
Bonne lecture à tous.