Critiques

Jeux de cartes, Pique : Qui perd gagne

Au royaume de l’illusion et du carton-pâte, Las Vegas est la capitale. C’est là que se situe l’action de Pique, en 2003, au moment où Georges W. Bush déclenche l’offensive contre Saddam Hussein, désigné comme «l’as de pique» à abattre.

Pièce écrite collectivement à partir d’un travail en atelier et d’improvisations, méthode lepagienne par excellence, Pique se présente comme une mosaïque d’histoires de vie, racontées par des personnages drôles, attachants, ridicules, bouleversants, tragiques, évoluant dans un univers où tout s’achète et tout se vend.

Pendant que les marines américains s’entrainent dans un village au beau milieu du désert du Nevada à «casser de l’Arabe», dans les coulisses d’un hôtel casino se croisent les femmes de chambre immigrées clandestines, les danseuses à plumes, les valets, un barman latino, un producteur de la télévision britannique accro au jeu et sa maitresse française, un couple de Québécois venu voir le concert de Céline, marié par un sosie d’Elvis le matin et séparé par un cowboy de pacotille le soir. Ici, rien ne dure mais tout fout le camp, faites vos jeux, rien ne va plus.

Première carte du carré d’as de Robert Lepage, Pique est une œuvre chorale à la fois sombre et éblouissante. Sombres sont les relations humaines qui animent les nombreux personnages, incarnés par six comédiens s’exprimant en anglais, en espagnol et en français. Sylvio Arriola, Nuria Garcia, Tony Guilfoyle, Martin Haberstroh, Sophie Martin et Roberto Mori sont tous excellents, passant d’un personnage à un autre avec une aisance et une fluidité tout à fait remarquables.

Et combien éblouissante est la mise en scène! Sur un plateau circulaire de 11 mètres de diamètre, 36 trappes font apparaître et disparaître des chambres d’hôtel, une piscine, une salle de casino, une table de jeu, un bar… Dans cette superbe scénographie de Jean Hazel, la symbolique du cercle, ici personnifiée par le personnage – le seul qui soit muet – de l’Amérindien, rappelle que «tout est dans tout», du microcosme au macrocosme. Évoquant les arènes espagnoles ou les cirques romains, cette disposition en circulaire permet à chaque spectateur d’être au cœur de la pièce, dans une proximité surprenante pour une salle de plus de 1000 places. Et c’est là le coup de génie de Lepage: la maitrise formelle absolue.

Du clinquant et des clichés, de la violence et de l’horreur de la guerre, de la cupidité et de la convoitise des hommes se dégage le message – s’il en fallait un – suggéré par l’image finale du feu purificateur et du dénuement: c’est lorsqu’on a tout perdu qu’on est enfin libre.

Avec cette carte maitresse entre les mains, Lepage, lui, a tout gagné…

Jeux de cartes : Pique. Texte de Sylvio Arriola, Carole Faisant, Nuria Garcia, Tony Guilfoyle, Martin Haberstroh, Robert Lepage, Sophie Martin et Roberto Mori. Mise en scène de Robert Lepage. Une production d’Ex Machina. À la TOHU jusqu’au 25 janvier 2014.