Entrevues

Robert Lepage de 11h42 à 11h47

Deuxième volet de l’imposante tétralogie imaginée par Robert Lepage, Cœur a été créé fin septembre 2013 à la Ruhrtriennale, à Essen, en Allemagne. À la suite de Pique, il est présenté à la Tohu, en première nord-américaine, à partir du 30 janvier 2014.

Deuxième exercice de circularité pour Lepage, Cœur est annoncé comme une grande fresque brassant les époques, les lieux et les récits de vie, faisant un pont entre les Printemps et leurs révoltes populaires, entre le Québec d’aujourd’hui, la France du 19e siècle, au moment de la naissance du cinéma, et le monde arabe, entre l’univers de la magie et de l’illusion et celui du savoir scientifique. Comme dans Pique, est convoquée une foultitude de personnages – interprétés en quatre langues par sept comédiens – parmi lesquels un chauffeur de taxi de Québec, immigré marocain de deuxième génération, vivant une histoire d’amour avec une professeur d’histoire du cinéma et fille de diplomates, ou encore Eugène Robert-Houdin, ce magicien français envoyé en Algérie pour impressionner les Marabouts… «Ce qui nous intéresse c’est l’histoire, dis le metteur en scène, pas de servir des lieux communs.»

Rencontré lors d’une brève entrevue, Lepage livre quelques (rapides) réflexions sur sa démarche créatrice. Voici, en exclusivité mondiale pour Jeu, les écoutes électroniques de mon speed-dating avec Robert.

Opéra, cinéma, danse, cirque, musique, théâtre… Comment ces disciplines interagissent dans votre processus de création?

Le théâtre a besoin de redevenir le carrefour de toutes les disciplines, comme il l’a été longtemps, comme l’opéra l’est encore, d’une certaine façon. Le théâtre, ce n’est pas que le texte! Le théâtre, c’est aussi l’architecture, la science, la musique… Je veux faire des spectacles où se rencontrent ces disciplines. Le théâtre pour le théâtre ne m’intéresse pas vraiment. Quand le théâtre fait se rencontrer des gens qui ne sont ni des acteurs, ni des performers, ils arrivent avec des histoires, des points de vue et il se passe quelque chose… Depuis que j’ai travaillé à l’opéra et au cirque, je suis très influencé par ce que j’ai appris et que j’essaie de ramener au théâtre, comme le travail sur la verticalité. Verticalité de l’écriture, verticalité architecturale, expérience verticale du jeu. Toutes ces choses-là gravitent les unes autour des autres.

Qu’est-ce qui vous anime? Que cherchez-vous encore?

Je ne cherche rien, je n’ai pas de plan de carrière, pas de plan de match. Disons que je suis à la recherche de moi. Je cherche à me comprendre. J’aime quand le train déraille: on a un projet, on fait l’horaire de l’année et le train déraille; ça nous amène dans un champ où on ne pensait pas aller. Si j’étais conscient de ce que je cherche, ce serait de l’apprentissage. Mais ce que je cherche, c’est de continuer à apprendre, à grandir et me laisser aller au déraillement… Outre la tétralogie, j’ai des projets d’opéra, de solo et de reprises, j’essaie de revisiter un peu… J’avance mais ne revisite pas souvent, aussi je voudrais revenir sur des œuvres créées il y a longtemps, pour venir en compléter les phrases. On remonte Les Aiguilles et l’opium, cela va me permettre de revoir certaines choses, de faire aboutir ce qui ne l’était pas. Je m’intéresse de plus en plus à ça: revisiter ce que j‘ai fait, des œuvres de jeunesse, de beaux coups de cœur, parce que j’ai envie de les comprendre et de les compléter.

Dans des projets de grande envergure, avec une imposante scénographie, comme Pique et Cœur, n’y a-t-il pas un risque de privilégier la forme sur le fond?

Au départ, toujours! La forme empiète sur le fond et l’écrase, on le sait et on nous le dit! Mais pour moi c’est comme un rite de passage, il faut passer par là. Ensuite, on déshabille les choses, on enlève l’inutile. C’est un processus. On aimerait tous avoir une grande première géniale où tout est au rendez-vous, mais dans des entreprises comme celle-ci, c’est très rare. Parfois, en voulant explorer tous les chemins, on fait des mauvais choix, on s’embourbe dans la forme. Mais, quand le propos est trouvé, la forme se créée. La forme est l’écho de la cohérence du projet.

Jeux de cartes, Cœur

Texte et mise en scène: Robert Lepage. Une production d’Ex Machina. À la Tohu du 30 janvier au 9 février 2014.