Critiques

Les Liaisons dangereuses : La guerre dans un salon

L’immense scène du Jean-Duceppe est tout entière remplie par un grand salon aux meubles riches et sans âme. Le piano égrène  les notes limpides de Mozart. C’est dans ce cadre d’époque que Serge Denoncourt fait comploter, copuler et parler ses aristocrates oisifs et pervers. Pourtant, c’est au 20e siècle qu’il situe le drame cruel et cynique tiré par Christopher Hampton du sulfureux roman épistolaire écrit par Choderlos de Laclos au 18e.

On est en 1947, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont portent de sculpturales robes de Dior ou d’impeccables costumes sombres, cependant, ils parlent une langue froide et efficace que nous comprenons immédiatement: celle du sexe comme moyen d’imposer son pouvoir.

Autrefois amants, ils prennent leur plaisir non dans leurs innombrables aventures amoureuses, mais dans le spectacle de leurs victoires, dans le regard d’eux-mêmes qu’ils veulent imposer à l’autre. Ils ne sont pas complices dans leur machination infernale –faire «tomber» la vertueuse Madame de Tourvel−, comme le croit longtemps le présomptueux vicomte, mais rivaux. Lui n’aura été qu’une «marionnette».

Dans cette «guerre» qu’elle lui a déclarée, la marquise de Merteuil a été la plus forte parce que la plus dissimulée et la plus réfléchie: «Ma victoire n’est pas sur elle. C’est contre vous que j’ai gagné.» Ce triomphe sera cependant le signal de l’accélération du mouvement dramatique qui conduira au malheur des victimes et à la punition du machiavélique duo.

Car Laclos est de son époque –moraliste, en dépit de la liberté de mœurs et d’opinion de cette époque prérévolutionnaire. Les méchants doivent être châtiés, peut-être pour rendre acceptable la terrible supériorité de ces amoralistes. Comme au siècle précédent, le Don Juan de Molière. La fin – inutilement appuyée –, dans le fracas et les stroboscopes, que Denoncourt réserve à cette femme qui se veut au-dessus des lois, évoque à tout coup la mort terrifiante du grand seigneur libertin.

La nature est totalement absente de cet univers, le parc où se promènent Valmont et Mme de Tourvel n’est évoqué que par deux pots de plastique. L’extérieur même n’existe pas. Le vaste salon où le sulfureux duo imagine et perpètre ses mises à mort −l’unique décor du drame− apparaît donc comme un huis-clos.

Pas d’échappatoire pour les personnages qui occupent tour à tour la zone centrale, tandis que, grâce au plateau tournant imaginé par le scénographe Guillaume Lord, les autres attendent, en réserve en quelque sorte de l’action, ou épient en arrière-plan. Ce qui nous vaut un des rares sourires du spectacle, le moment où Kim Despatis et Philippe Thibault-Denis miment la rencontre des deux tourtereaux que raconte en même temps dans sa lettre la mère de la jeune fille.

En dépit du fossé stylistique qui existe entre les détours que prend l’analyse psychologique chez Laclos et le rythme rapide des brillants dialogues de Hampton, il reste quelque chose, dans la mise en scène, de la construction épistolaire, grâce à l’effet miroir des répliques. Sans compter le tableau final où les deux douairières disent les lettres qu’elles s’échangent.

L’implacable combat d’amour-propre entre les deux meneurs de jeu dont les comparses ne sont que des pions, laisse peu de place aux comédiens secondaires. Annick Bergeron et Lénie Scoffié, sont cependant suaves en matrones bernées. Quant à Magalie Lépine-Blondeau, le rôle de belle victime n’est jamais spectaculaire, mais ses crises de nerfs laissent perplexe.

En fait, la tension dramatique résulte entièrement du jeu du couple diabolique, d’ailleurs encore plus impressionnant dans la dernière partie. Éric Bruneau, dandy péremptoire et conquérant (la scène où il viole sur son piano une Cécile de quinze ans est d’une sèche cruauté), abandonne son allure désinvolte et ses calembours quand il s’aperçoit qu’il n’est qu’un jouet entre les mains de sa «belle amie».  

Julie Le Breton mène le jeu, altière et souveraine jusque dans la défaite. Mais leur interprétation à tous ne serait pas aussi juste n’étaient les costumes dessinés par François Barbeau, d’une élégance si rigoureuse, froide et brutale, qu’ils semblent le symbole même de l’écart entre la nature profonde des personnages et leur rôle social. Et c’est bien là l’essentiel de cette illustration réussie d’un monde condamné au paraître.

Les liaisons dangereuses

Texte de Christopher Hampton d’après le roman de Choderlos de Laclos. Traduction et mise en scène de Serge Denoncourt. Une production du Théâtre Jean-Duceppe. Au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 17 mai 2014.


Marie-Christiane Hellot

Collaboratrice de JEU depuis plus de 20 ans, elle est chargée de cours à l'Université de Montréal.