Critiques

Alfred : Amérique, mère blafarde

Premier solo d’Emmanuel Schwartz, écrit par lui-même et mis en scène par Alexia Bürger, Alfred a connu bien des pérégrinations avant d’arriver au Théâtre d’Aujourd’hui.

Au départ, il y avait donc Alfred. Alfred Mc Moore, afro-américain schizophrène, qui a passé sa vie à dessiner et dont le principal loisir consistait à se rendre au salon funéraire pour pleurer des morts qu’il n’a pas connus. Un marginal, un paumé, qui symbolisait pour l’auteur l’autisme de l’Amérique. Et puis, le long du chemin qui menait à Alfred, c’est-à-dire jusqu’à Akron, charmante bourgade de l’Ohio où il vivait, Emmanuel et Alexia ont croisé d’autres personnages. Trouvé d’autres pistes, comme cette histoire d’un gardien de zoo, vétéran de la guerre du Vietnam, qui lâche une cinquantaine d’animaux  sauvages dans les rues de la ville, avant de se suicider. Ils ont inventé le reste.

Le tableau est sombre et le trait, noir foncé. Les bêtes sauvages dans la ville sèment la panique parmi les humains, réveillent les peurs ancestrales, et Schwartz fait défiler cette galerie de personnages avec un plaisir évident, changeant de visage et d’attitude corporelle – jusqu’à l’animalité – avec une aisance étonnante. Tel un caméléon, il endosse les tics de l’un, les manies de l’autre, voûte les épaules ou se déhanche, et le personnage surgit. Cet art du détail est le bienvenu dans un texte luxuriant.

Dans ce solo aussi dense qu’un tir groupé, on croise Clyde Redding, le gardien du zoo d’Akron qui décide de libérer les animaux, le militaire chargé de les abattre, l’enseignante en primaire déprimée qui s’embrouille dans les mots et regarde les babouins dans la cour d’école en pensant qu’il n’y a pas grande différence avec ceux qui l’occupent d’habitude, un vieux qui attend la mort, un toxico… Tous les archétypes de l’Amérique malade sont convoqués. Et les symboles aussi : le fusil, le sac de chips, la casquette de base ball et jusqu’à la subliminale bannière étoilée, subtilement enroulée autour d’un mât planté comme un totem dans la scénographie abstraite et majestueuse de Simon Guilbault.

Plutôt que de générer une quelconque solidarité devant le danger, les personnages restent pris au piège de la peur et de leur solitude, s’y accrochant comme si c’était la dernière chose à sauver. Une parabole que n’aurait pas désavoué La Fontaine: de quel côté des barreaux de la cage se tiennent les plus sauvages ?

Les personnages d’Alfred incarnent cette Amérique à la dérive, image romantique et éculée de paumés errant dans une société qui a perdu ses repères, où les preachers gueulent dans le désert leur foi de pacotille, où les exclus, les bouffeurs de burgers et les mangeux d’marde se coltinent une existence qui n’a d’autre sens que celui de leur survie de misère.

Ils pourraient tous être des pensionnaires de l’Eden Motel de Philippe Ducros, présenté à Espace Libre. Chez Ducros comme chez Schwartz, le rêve brisé américain s’érige en symbole de la décadence, voire de la mort annoncée. Constat déprimant d’une civilisation agonisante, branchée sous perfusion bancaire, qu’on s’acharne à maintenir moribonde (tant qu’il y a de la vie, y a de l’espoir), un pays pris dans une affreuse réalité, où l’on s’aveugle devant des écrans virtuels qui font la vie belle, peuplée de bébés joufflus et de chatons espiègles, de partys endiablés et de couchers de soleil flamboyants.

Dénoncer, pointer du doigt: oui, et après ? Les artistes rêvent de changement mais l’électorat vote pour la stabilité. Quand on marche sur les traces de Salinger, Steinbeck, Kerouac, Mc Carthy, Harrisson, on ne peut prétendre réinventer le monde.

Alfred gratte là où ça fait mal, mais n’apporte aucun baume. On se retrouve sur le trottoir de la rue Saint-Denis, la peau et les neurones à vif, et les pharmacies fermées. Y’en aura pas de facile.

Alfred. Texte d’Emmanuel Schwartz. Mise en scène d’Alexia Bürger. Une production du Théâtre d’Aujourd’hui. Au Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 4 mai 2014.