Critiques

Besbouss : Autopsie d’une désillusion

D’emblée, l’image est saisissante: une cellule délabrée, éclairée par une lumière blafarde, dont vasistas et porte sont fermés par des grilles. Là, posée sur le sol, une forme humaine, recouverte d’un drap sale.

Voix off, rappel des faits. Le 17 décembre 2010, dans une petite ville de Tunisie, un jeune marchand de fruits, Mohamed Bouazizi, tente de s’immoler par le feu, suite à des brimades subies par la police et à des années d’humiliations. Ce geste déclenche la colère du peuple qui descend dans la rue. De violentes émeutes s’ensuivent, qui marquent le début du printemps arabe. Au bout de deux semaines, Bouazizi (que sa mère surnommait Besbouss, «celui qu’on couvre de baisers») décède des suites de ses blessures.

Un médecin légiste, interprété par Abdelghafour Elaaziz, est délégué par le pouvoir en place pour faire l’autopsie du corps et apporter des preuves scientifiques qui discréditeraient le geste de celui qui est devenu un martyr, figure symbolique de la Révolution du jasmin.

Karim, le toubib, est d’abord incapable de comprendre le geste du jeune marchand. Alors qu’au dehors gronde la révolte et hurlent les sirènes, en lui la colère soulève des vagues de peur et de culpabilité. Il invective le mort: «C’est de ta faute, tu vois dans quel merdier tu nous as mis?»

Très vite, il retourne cette colère contre lui. N’était-ce pas lui qui, trente ans plus tôt, résistait, se rebellait? Que sont devenues ses convictions, les idées pour lesquelles il se battait? Le voici collaborateur d’un régime corrompu. Mais comment peut-on mourir pour des idées? «Pourquoi tu as fait ça? Quelles sont les raisons de ta mort?» demande-t-il au cadavre. Le médecin remet en cause la récupération du suicide par les militants, qui l’ont érigé en geste héroïque, qui ont tiré d’un désespoir personnel une figure de la révolution. Victime ou instrument ? «Le martyr choisit sa mort pour témoigner, mais ceux qui luttent restent en vie.»

Au fur et à mesure que l’examen de conscience progresse, les certitudes du toubib s’effondrent, laissant place à un sentiment compassionnel, à une promesse chargée d’espoir: «Un jour, nous aurons la dignité». Mais on comprend mal comment pourrait s’exprimer la résistance d’un médecin pris au piège d’un pouvoir totalitaire dont il est le complice et l’obligé.

Dans ce monologue écrit comme un tête-à-tête avec la mort, Stéphane Brulotte explore le cheminement intérieur d’un être soudain confronté à sa lâcheté et à sa condition dérisoire d’être humain désemparé, manipulé et asservi. Certes, il parvient à pardonner, ou du moins à juger sans condamner, mais il demeure tout de même du côté de l’oppresseur. L’empathie qu’il éprouve et qui fait naitre l’image finale – émouvante ou maladroite selon les sensibilités – vient signer la réconciliation et la volonté de paix: «La mort a volé ton histoire et enlevé ton visage, je ne la laisserais pas prendre ton nom.»

Bien que le texte recèle plusieurs bonheurs d’écriture et des lignes très fortes, la mise en scène de Dominic Champagne n’est guère convaincante, se permettant quelques incongruités gênantes que l’on pourrait toutefois facilement dépasser si ce n’était une direction d’acteur pour le moins surprenante. En effet, le jeu du comédien gagnerait en retenue, particulièrement dans la première partie, où les trop nombreuses gesticulations n’apportent rien au propos. Sa colère, moins tonitruante, n’en serait pas édulcorée pour autant, bien au contraire. Il semble que l’acteur n’ait pas encore rencontré son personnage, ni le metteur en scène accordé au texte toute la puissance qu’il contient.

Besbouss, autopsie d’un révolté. Texte de Stéphane Brulotte. Mise en scène de Dominic Champagne. Une production du Théâtre Il va sans dire. Au Théâtre de Quat’sous jusqu’au 17 mai 2014.