J’avais gardé un vif souvenir de la pièce à sa création, alors que Robert Lepage l’interprétait en solo, accroché à un cerceau et entouré de projections. Le texte, en majorité issu de la prose de Cocteau, s’élevait d’un cran au-dessus du babil habituel du jeune metteur en scène, dont le génie s’exprimait surtout par des prouesses visuelles et techniques. Le spectacle a connu une belle carrière, interprété par Lepage lui-même dans une tournée mondiale avant d’être prolongé par Marc Labrèche, le tout pendant six ans.
Il est difficile de voir d’emblée dans quelle mesure le texte a évolué depuis la création, mais par certains aspects, le spectacle est fort différent de ce qu’il était en 1991. D’abord, le solo est devenu un duo, et même par moments un trio. En plus du jeune Robert, arrivé à Paris en 1989 avec une peine d’amour pour faire la postsynchronisation d’un film sur Juliette Gréco coproduit par le Québec et la France, on voit quarante ans plus tôt Miles Davis, interprété ici par un acteur noir, tombant amoureux de la même Gréco. (À la création, Davis n’apparaissait que sous forme de projection.) Le jeune Robert interprète aussi, tout comme il y a vingt ans, Jean Cocteau lisant de sa voix haut perchée sa Lettre aux Américains. En plus, dans la nouvelle production, on voit brièvement la Gréco elle-même, dans son bain de mousse.
Labrèche, le seul des interprètes à parler, est toujours aussi juste et touchant. C’est fou ce qu’il ressemble à Lepage ! Il passe du comique au dramatique, tantôt devant imiter l’accent français pour se faire comprendre ou répondre aux directives de son réalisateur lorsqu’il lit un texte «écrit par un Prix Goncourt», tantôt la voix étranglée par l’émotion lorsqu’il perd ses moyens en songeant à son amour en allé. Mais c’est vraiment sur le plan technique que la pièce m’a médusé.
Lepage a déjà dit que tout extraordinaire qu’elle paraisse, sa technologie repose en général sur des moyens plutôt simples: à l’entendre, ce serait même de la low-tech. Je ne sais pas ce qu’il dirait de cette version des Aiguilles…, mais j’avoue que les métamorphoses de la scénographie (signée Carl Fillion) m’ont tenu constamment au bord de mon siège.
Le cerceau de jadis a fait place à un grand cube ouvert sur trois côtés, oscillant constamment pour se placer avec souplesse tantôt sur une face tantôt sur l’autre, ou encore sur une pointe. Je suis peut-être très naïf, mais j’ai passé mon temps à me demander comment cela se pouvait. Sur chaque paroi du cube, des trappes, des portes ou des fenêtres permettent aux interprètes, parfois retenus par des sangles, de surgir ou de disparaître, ou favorisent l’apparition d’un lit avec table de chevet, ou d’un comptoir escamotables. En plus, des projections fixes ou animées transforment les parois du cube en une voûte céleste, une rue de New York la nuit avec ses taxis, une boîte de Saint-Germain-des-Prés ou une banale chambre d’hôtel où, avant Robert, auraient séjourné Juliette Gréco, Sartre et Simone de Beauvoir. Le plus étonnant, c’est que ces projections se poursuivent alors même que se déplace le cube et que l’écran, destiné à les recevoir, change d’orientation.
Naturellement, tous ces mouvements du décor obligent les interprètes à de constantes acrobaties pour arpenter avec naturel et aisance le cube mouvant en silence, habité par des airs de jazz. L’hallucinant déploiement visuel, heureusement, ne s’opère pas au détriment du texte qui, loin d’en souffrir, trouve plutôt des échos aux différentes positions du lieu.
Voilà un autre excellent Lepage, qui méritait bien de sortir de l’oubli pour connaître une nouvelle carrière que l’on souhaite aussi longue que la première. À quand une résurgence de Vinci, d’Elseneur, voire, de Circulations ? Je connais bien des théâtres en Europe et en Asie qui n’attendent que cela…
Texte et mise en scène de Robert Lepage. Une production Ex Machina. Au TNM jusqu’au 21 juin 2014.
J’avais gardé un vif souvenir de la pièce à sa création, alors que Robert Lepage l’interprétait en solo, accroché à un cerceau et entouré de projections. Le texte, en majorité issu de la prose de Cocteau, s’élevait d’un cran au-dessus du babil habituel du jeune metteur en scène, dont le génie s’exprimait surtout par des prouesses visuelles et techniques. Le spectacle a connu une belle carrière, interprété par Lepage lui-même dans une tournée mondiale avant d’être prolongé par Marc Labrèche, le tout pendant six ans.
Il est difficile de voir d’emblée dans quelle mesure le texte a évolué depuis la création, mais par certains aspects, le spectacle est fort différent de ce qu’il était en 1991. D’abord, le solo est devenu un duo, et même par moments un trio. En plus du jeune Robert, arrivé à Paris en 1989 avec une peine d’amour pour faire la postsynchronisation d’un film sur Juliette Gréco coproduit par le Québec et la France, on voit quarante ans plus tôt Miles Davis, interprété ici par un acteur noir, tombant amoureux de la même Gréco. (À la création, Davis n’apparaissait que sous forme de projection.) Le jeune Robert interprète aussi, tout comme il y a vingt ans, Jean Cocteau lisant de sa voix haut perchée sa Lettre aux Américains. En plus, dans la nouvelle production, on voit brièvement la Gréco elle-même, dans son bain de mousse.
Labrèche, le seul des interprètes à parler, est toujours aussi juste et touchant. C’est fou ce qu’il ressemble à Lepage ! Il passe du comique au dramatique, tantôt devant imiter l’accent français pour se faire comprendre ou répondre aux directives de son réalisateur lorsqu’il lit un texte «écrit par un Prix Goncourt», tantôt la voix étranglée par l’émotion lorsqu’il perd ses moyens en songeant à son amour en allé. Mais c’est vraiment sur le plan technique que la pièce m’a médusé.
Lepage a déjà dit que tout extraordinaire qu’elle paraisse, sa technologie repose en général sur des moyens plutôt simples: à l’entendre, ce serait même de la low-tech. Je ne sais pas ce qu’il dirait de cette version des Aiguilles…, mais j’avoue que les métamorphoses de la scénographie (signée Carl Fillion) m’ont tenu constamment au bord de mon siège.
Le cerceau de jadis a fait place à un grand cube ouvert sur trois côtés, oscillant constamment pour se placer avec souplesse tantôt sur une face tantôt sur l’autre, ou encore sur une pointe. Je suis peut-être très naïf, mais j’ai passé mon temps à me demander comment cela se pouvait. Sur chaque paroi du cube, des trappes, des portes ou des fenêtres permettent aux interprètes, parfois retenus par des sangles, de surgir ou de disparaître, ou favorisent l’apparition d’un lit avec table de chevet, ou d’un comptoir escamotables. En plus, des projections fixes ou animées transforment les parois du cube en une voûte céleste, une rue de New York la nuit avec ses taxis, une boîte de Saint-Germain-des-Prés ou une banale chambre d’hôtel où, avant Robert, auraient séjourné Juliette Gréco, Sartre et Simone de Beauvoir. Le plus étonnant, c’est que ces projections se poursuivent alors même que se déplace le cube et que l’écran, destiné à les recevoir, change d’orientation.
Naturellement, tous ces mouvements du décor obligent les interprètes à de constantes acrobaties pour arpenter avec naturel et aisance le cube mouvant en silence, habité par des airs de jazz. L’hallucinant déploiement visuel, heureusement, ne s’opère pas au détriment du texte qui, loin d’en souffrir, trouve plutôt des échos aux différentes positions du lieu.
Voilà un autre excellent Lepage, qui méritait bien de sortir de l’oubli pour connaître une nouvelle carrière que l’on souhaite aussi longue que la première. À quand une résurgence de Vinci, d’Elseneur, voire, de Circulations ? Je connais bien des théâtres en Europe et en Asie qui n’attendent que cela…
Les Aiguilles et l’opium
Texte et mise en scène de Robert Lepage. Une production Ex Machina. Au TNM jusqu’au 21 juin 2014.