Critiques

Lumières, lumières, lumières : Lumineux!

Le point de départ de la nouvelle création d’Évelyne de la Chenelière, Lumières, lumières, lumières, est un roman de Virginia Woolf, intitulé Vers le phare (To the Lighthouse). Exposant la vie d’une famille réunie au bord de la mer et qui envisage une promenade en bateau jusqu’au phare, le roman dépeint les pensées des personnages plus que les faits, un procédé que Woolf nomme « flux de conscience » et qui s’attache à rendre compte des mouvements de l’âme en dehors de l’action, dans une sorte de monologue capricieux et désordonné qui fait écho aux associations d’idées imprévues et à demi-conscientes du psychisme.

Du roman, il ne reste que l’esprit, ainsi que deux personnages : madame Ramsay, la mère de famille accomplie (Anne-Marie Cadieux) et Lily Briscoe (Évelyne Rompré), l’artiste-peintre qui ne cesse de retoucher son tableau dans l’espoir de rendre compte au mieux d’un monde disparu il y a 10 ans. Deux femmes qui, malgré leurs antagonismes apparents, pourraient être les deux faces d’une même pièce et qui ne manquent pas d’évoquer en nous les déchirements qui habitaient Virginia Woolf. Cette notion de femmes miroirs l’une de l’autre, à la fois dans leurs aspirations et dans leur façon d’appréhender le réel, est d’ailleurs admirablement rendue par la scénographie de Max-Otto Fauteux qui démultiplie leurs reflets et nous les donne à voir, dans un même regard, à la fois proches et éloignées.

Habité par la fuite du temps et le caractère éphémère de toute chose, le roman a inspiré à Evelyne de la Chenelière (Une vie pour deux, L’Imposture, Les Pieds des anges, Bashir Lazhar…) un travail sur la temporalité, notion philosophique s’incarnant ici jusque dans la parole des deux femmes, qui passent de l’indicatif présent au futur antérieur puis au conditionnel dans une tentative de peser sur le réel. On retrouve également certains thèmes chers à la dramaturge : perceptions variées de la réalité, conscience de soi par rapport au monde, rapport espace-temps, écartèlement entre des désirs contradictoires…

Sous sa plume, et contrairement au roman, les visions du monde des deux femmes se confrontent, comme si l’auteure avait voulu donner aux personnages de Woolf la possibilité de dire l’indicible, ces petites haines et ces accès de violence qui restent habituellement confinés aux méandres de notre cerveau. « Dieu merci, personne ne peut savoir ce que je pense, personne ne peut voir l’intérieur de mon esprit », se réjouiront-elles à plusieurs reprises, après avoir clamé haut et fort les vilénies qui les habitent. L’écriture est remarquablement maîtrisée, chaque mot, chaque récurrence choisis avec soin, le tout avec quelques touches d’humour bienvenues.

Denis Marleau, qui nous a habitués à une précision redoutable dans la direction d’acteur et à sa capacité à mettre en lumière le cœur du texte, les enjeux humains et dramatiques fondamentaux, ne fait pas outrage à sa réputation. Sa mise en scène explore brillamment les tensions et les points de rapprochement qui existent entre les deux femmes. Quant aux comédiennes, leur prestation est sans défaut, et elles rendent compte avec une grande délicatesse des émotions parfois tumultueuses qui habitent leur personnage.

Lumières, lumières, lumières

Texte d’Evelyne de la Chenelière. Mise en scène de Denis Marleau. À l’Espace Go jusqu’au 6 décembre 2014.