… On finit par se perdre. Et nous avec. «Je me perds, donc je ne suis pas», affirme pourtant l’auteur et metteur en scène, Hanna Abd El Nour. Avec les artisans de cette performance ambitieuse, il prétend nous faire réfléchir sur «la genèse de la société québécoise». Deux longues heures plus tard, nous serons convaincus : «Nous habitons le cimetière d’un pays hivernal.» On aurait compris en moins de temps.
C’est qu’on veut tout nous dire de notre malheureux monde coincé entre la violence – celles de l’homme sur la femme, des nations dominantes, de la culture marchande − et le vide. La situation linguistique du Québec est évoquée. «[Nous avons] inventé les langues étrangères, pour ne pas [nous] comprendre [nous]-mêmes.» Le français ici sera mâtiné d’anglais (on aura droit à l’hymne national dans les deux langues officielles), on entendra aussi de l’espagnol.
Prise de parole politique, Requiem(s) nous présente nos vies de nantis, notre hantise de la sécurité, notre lâcheté : «Tout ce bruit et tout le monde qui continue à se taire.» Notre civilisation est mortelle, dans tous les sens du mot, d’ailleurs, nous sommes mortels à 100%, c’est la seule justice des statistiques.
«Je suis assis et je n’fais rien», confesse un des comédiens. Nous aussi. On va pourtant s’efforcer, nous spectateurs, proclamés citoyens-participants, de nous faire collaborer à cette cérémonie festive et dénonciatrice. Par exemple, en abolissant – ou presque – la séparation entre la scène et la salle. Ainsi sommes-nous invités à circuler librement d’un lieu dramatique à l’autre, la mise en scène ayant voulu que nous ne puissions pas tout voir à la fois.
Comme dans la vie, l’interprétation des événements dépend du point de vue. Nos sièges faits de journaux empilés (l’idée est quand même jolie) nous invitent du reste à bouger…. J’ai profité de la permission pour aller admirer de plus près l’enfilade des deux tunnels suspendus et à claire-voie qui laissent entrer et sortir la lumière. Plus complémentaire encore que la bande sonore – le Ô Canada offert a capella, les bruits d’arme, l’orgue −, qui abuse un peu trop du stroboscope, l’éclairage cache ou découvre l’action. Celle-ci est parfois interrompue, comme cavalièrement, par des silences et des noirs complets, invitation désinvolte à réfléchir ou à… se reposer. Mais les spectateurs, qui circulent selon un mouvement aléatoire, dans la pénombre, derrière et parfois à travers les déplacements des comédiens, semblent vraiment – et étonnamment − donner un sens organique à cet univers désorganisé.
Il y a bien un centre, cet espace entre les deux longs boyaux suspendus qui se font face (images de nos existences coincées, «sans issue de secours»?) Nos représentants sur scène y rampent, s’y allongent, s’y affrontent. Il sera d’ailleurs barré de bandes de papier collant, sorte de toile d’araignée dont les filles de la distribution finiront symboliquement par se libérer. On y verra un comédien violenter une fille, s’y distordre dans un mouvement déréglé, un autre s’allonger sur le sol, une fille déposer son bouquet d’œillets sur la poitrine de celui-ci avant d’avaler les fleurs rouges… L’action est cependant démultipliée, et les quatre coins du grand rectangle de jeu nous offrent aussi leurs instantanés. Les cinq filles et les deux garçons tournent autour, chantent, se déshabillent, nous interpellent, nous offrent de la vodka.
À l’occasion, ils nous sollicitent plus directement, au grand plaisir de la foule, comme dans ce bras de fer entre de courageux spectateurs et un comédien musclé. Ou comme cette fille qui nous propose à l’encan de nous faire un enfant pour 100 000 dollars et des jumeaux pour… 200 000. Cette entreprise qui se prend au sérieux n’est pas dépourvue d’humour, et c’est avec une féroce allégresse qu’elle illustre notre société gavée, silencieuse et cupide.
Et Le roi Lear, dans tout ça ? Il faut être très attentif et bien connaître ce drame pour saisir une allusion à la «rose de feu», au fou du roi, à la question qu’il pose à Cordelia, sa fille sincère, qui refuse sa surenchère sur l’amour filial : «How much do you love me?» Bref, on veut bien croire que la production est partie de Shakespeare, mais on n’est guère convaincu par le rapprochement entre le souverain déchu et égaré, et le Québec, censé chercher son identité entre sa géographie et son histoire. Il y a du sens et une direction qui se sont perdus en chemin.
Texte et mise en scène d’Hanna Abd El Nour. Une production de Volte 21 et URD. À Espace libre jusqu’au 17 janvier 2015.
… On finit par se perdre. Et nous avec. «Je me perds, donc je ne suis pas», affirme pourtant l’auteur et metteur en scène, Hanna Abd El Nour. Avec les artisans de cette performance ambitieuse, il prétend nous faire réfléchir sur «la genèse de la société québécoise». Deux longues heures plus tard, nous serons convaincus : «Nous habitons le cimetière d’un pays hivernal.» On aurait compris en moins de temps.
C’est qu’on veut tout nous dire de notre malheureux monde coincé entre la violence – celles de l’homme sur la femme, des nations dominantes, de la culture marchande − et le vide. La situation linguistique du Québec est évoquée. «[Nous avons] inventé les langues étrangères, pour ne pas [nous] comprendre [nous]-mêmes.» Le français ici sera mâtiné d’anglais (on aura droit à l’hymne national dans les deux langues officielles), on entendra aussi de l’espagnol.
Prise de parole politique, Requiem(s) nous présente nos vies de nantis, notre hantise de la sécurité, notre lâcheté : «Tout ce bruit et tout le monde qui continue à se taire.» Notre civilisation est mortelle, dans tous les sens du mot, d’ailleurs, nous sommes mortels à 100%, c’est la seule justice des statistiques.
«Je suis assis et je n’fais rien», confesse un des comédiens. Nous aussi. On va pourtant s’efforcer, nous spectateurs, proclamés citoyens-participants, de nous faire collaborer à cette cérémonie festive et dénonciatrice. Par exemple, en abolissant – ou presque – la séparation entre la scène et la salle. Ainsi sommes-nous invités à circuler librement d’un lieu dramatique à l’autre, la mise en scène ayant voulu que nous ne puissions pas tout voir à la fois.
Comme dans la vie, l’interprétation des événements dépend du point de vue. Nos sièges faits de journaux empilés (l’idée est quand même jolie) nous invitent du reste à bouger…. J’ai profité de la permission pour aller admirer de plus près l’enfilade des deux tunnels suspendus et à claire-voie qui laissent entrer et sortir la lumière. Plus complémentaire encore que la bande sonore – le Ô Canada offert a capella, les bruits d’arme, l’orgue −, qui abuse un peu trop du stroboscope, l’éclairage cache ou découvre l’action. Celle-ci est parfois interrompue, comme cavalièrement, par des silences et des noirs complets, invitation désinvolte à réfléchir ou à… se reposer. Mais les spectateurs, qui circulent selon un mouvement aléatoire, dans la pénombre, derrière et parfois à travers les déplacements des comédiens, semblent vraiment – et étonnamment − donner un sens organique à cet univers désorganisé.
Il y a bien un centre, cet espace entre les deux longs boyaux suspendus qui se font face (images de nos existences coincées, «sans issue de secours»?) Nos représentants sur scène y rampent, s’y allongent, s’y affrontent. Il sera d’ailleurs barré de bandes de papier collant, sorte de toile d’araignée dont les filles de la distribution finiront symboliquement par se libérer. On y verra un comédien violenter une fille, s’y distordre dans un mouvement déréglé, un autre s’allonger sur le sol, une fille déposer son bouquet d’œillets sur la poitrine de celui-ci avant d’avaler les fleurs rouges… L’action est cependant démultipliée, et les quatre coins du grand rectangle de jeu nous offrent aussi leurs instantanés. Les cinq filles et les deux garçons tournent autour, chantent, se déshabillent, nous interpellent, nous offrent de la vodka.
À l’occasion, ils nous sollicitent plus directement, au grand plaisir de la foule, comme dans ce bras de fer entre de courageux spectateurs et un comédien musclé. Ou comme cette fille qui nous propose à l’encan de nous faire un enfant pour 100 000 dollars et des jumeaux pour… 200 000. Cette entreprise qui se prend au sérieux n’est pas dépourvue d’humour, et c’est avec une féroce allégresse qu’elle illustre notre société gavée, silencieuse et cupide.
Et Le roi Lear, dans tout ça ? Il faut être très attentif et bien connaître ce drame pour saisir une allusion à la «rose de feu», au fou du roi, à la question qu’il pose à Cordelia, sa fille sincère, qui refuse sa surenchère sur l’amour filial : «How much do you love me?» Bref, on veut bien croire que la production est partie de Shakespeare, mais on n’est guère convaincu par le rapprochement entre le souverain déchu et égaré, et le Québec, censé chercher son identité entre sa géographie et son histoire. Il y a du sens et une direction qui se sont perdus en chemin.
Requiem(s) King Lear Hygiène sociale Désobéissance civile Charte des raisons communes Vodka pour tous
Texte et mise en scène d’Hanna Abd El Nour. Une production de Volte 21 et URD. À Espace libre jusqu’au 17 janvier 2015.