S’il y a une constante dans les cinq tableaux du parcours Où tu vas quand tu dors en marchant…?, c’est qu’on y invite le promeneur à laisser de côté ses pensées pour vivre pleinement le moment présent. Ensorcelé et ravi, on déambule au pays du temps suspendu. Les lieux choisis sont des secrets bien gardés du panorama urbain de Québec. On a l’impression d’avoir accès à de petits univers parallèles dans sa propre ville, comme lors du premier parcours, qui a enchanté le méconnu parc Notre-Dame de Grâce et les environs de l’Hôpital général. Le trajet de cette année est toutefois plus resserré, plus organique, et permet de revenir sur ses pas et de choisir son propre chemin. Nous sommes à flanc de falaise, entouré de remparts, dans des espaces enclavés et ingénieusement habités.
Le désordre
Le tableau le plus haut, géographiquement parlant, est Le désordre, orchestré par Les Écornifleuses dans la cour de l’ancienne école Saint-Louis de Gonzague. On y est accueilli par des agents de sécurité et un avertissement enregistré qui roule en boucle. Pas de quoi s’indisposer toutefois, une fois las d’écouter les consignes – ce qui arrive bien vite – on contourne le gardien pour pénétrer dans une zone de flânerie organisée. Des comédiens nous invitent, sourire fendu jusqu’aux oreilles, à glisser dans une piscine remplie de stryromousse, à danser dans un carré de sable, à regarder les étoiles sur une pile de manteaux, à laisser un souci derrière soi en le glissant dans une clôture grillagée et finalement à écouter un extrait de L’art presque perdu de ne rien faire, de Dany Laferrière. Ce désordre est paradoxalement bien organisé. Et c’est peut-être ça l’idée, justement.
Machineries
Direction le Parc de l’Artillerie, un espace en pente, encerclé par de hauts murs de pierre gris qui accueille Machineries, du marionnettiste Pierre Robitaille (Pupulus Mordicus), assisté du scénographe Vano Hotton. Il faut passer un portique en forme de bouche, où s’activent des machinistes qui cognent et soudent, pour entrer dans l’espace où presque tout se passe en périphérie. Dans un étroit passage des fortifications, un tableau laisse voir le Christ mort entouré d’évêques. Sur les murs, les ombres d’ouvriers qui s’activent semblent géantes. L’ambiance, lorsque l’espace gazonné est rempli, doit être légèrement angoissante. Surtout que trois machinistes avancent vers nous comme des zombies, portant devant et derrière eux, grâce à des tiges, d’autres machinistes de chiffons et qu’ils accélèrent parfois brusquement sans prévenir. Effet efficace, mais qui comble difficilement cette impression de vide au centre du tableau.
Les projections à court terme
Le duo Doyon-Rivest, représentant du milieu des arts visuels pour ce parcours, après Claudie Gagnon, Cooke-Sasseville et BGL, présentent Les projections à court terme au Champ de parade. La dénivellation de cet autre endroit méconnu entre les remparts a inspiré aux artistes un curieux ciné-parc onirique et disco. Au rythme d’une musique planante, et par moments, festive, une vingtaine de voitures alignées aux vitres embuées s’illuminent. Les couleurs s’agencent aux images projetées sur l’écran. Les spectateurs se massent sur la butte de gazon derrière l’installation, entre les voitures où carrément sur les capots et tentent de déchiffrer l’énigmatique montage d’images qu’on leur présente.
On a un peu l’impression de se trouver devant une publicité qui aurait été produite par David Lynch. Les images sont clinquantes, les effets de ralentis s’enchaînent, les personnages fixent longuement. C’est à la fois confrontant, malaisant et attirant. Une fille danse, une moto entre dans un garage, un homme en chaise roulante avance dans un corridor, une petite fille tente de faire éclater une pinata, un moustachu racoleur boit du Clamato… Ces projections à court terme s’enchaînent pour former une étrange narration, sur laquelle on peut cogiter longtemps. Doyon-Rivest réussi l’étrange pari de rendre hypnotique une installation au dessein obscur, d’une audace assez gigantesque.
Fêter quoi?
Le tableau Fêter quoi ? que signe Alexandre Fecteau dans les Nouvelles casernes conjugue plusieurs raisons d’aimer Où tu vas quand tu dors en marchant…? On s’y fait entraîner dans un tourbillon qui fait honneur à la fête et à la nuit tout en pouvant bénéficier d’une vue inusitée et imprenable sur la station de L’îlot des Palais (nous y reviendrons) et une partie de la Basse-Ville et du Port. Alexandre Fecteau, qui vient de remporter le prix du Conseil des Arts et des Lettres du Québec pour l’œuvre de l’année avec LeNoshow, y a aménagé un corridor du divertissement. On y est accueilli par trois majordomes féminines qui invectivent les promeneurs, du haut d’une passerelle, pour trouver un fêté. Elles s’accaparent d’une jeune fille pour lui faire leur propre version de la bascule, puis forment une tablée en vitesse avant de nous faire chanter à la chaîne une série de chansons d’anniversaire. Le tout, fait à la chaîne, sonne volontairement faux.
Dans la seconde portion, qui se déroule dans un long corridor, des animateurs de foule au vocabulaire de G.O. et d’animateurs de stations FM, nous énumère les différentes raisons de fêter d’untel ou d’untelle entre les passages d’une étourdissante succession de petits chars allégoriques. Danseuses brésiliennes, mariachis, travestis, dragon chinois, marieurs western se succèdent entre les visiteurs, poussés sur les côtés par la parade, qui commence à ressembler à un gros buffet tout inclus une fois le premier enthousiasme passé. On peut s’extraire de cette ambiance Club Med en traversant un rideau, où des lanternes suspendues et l’écho des voix captées par un micro sur pied ont un effet apaisant. D’autant plus que les grandes fenêtres, magnifiques, laissent entrer la nuit et les lueurs du prochain tableau. On ressort en traversant un intermède karaoké, où des spectateurs sont invité à chanter dans une douche dans un micro capricieux. Il faut, comme pour l’anniversaire du début, que le public entonne les ritournelles en chœur, entraîné par l’envie de faire la fête. Fêter quoi ? Un peu tout, partout, tout le temps. Jusqu’à s’étourdir.
Les palais
La station qui prend place sur le terrain de l’îlot des Palais, en Basse-Ville, est un coup de cœur, partagé semble-t-il par bien des visiteurs si on en juge les clichés qui circulent sur Instagram. Le Théâtre Rude Ingénierie et l’Orchestre d’hommes-orchestres y ont investis une série de petits habitacles, conteneurs, véhicules et autres maisons de fortune. Dans chaque microcosme, un musicien, un chanteur ou un bruiteur joue, le regard dans le vide, des écouteurs sur les oreilles. Les scénographies y sont minutieusement pensées, formées de kyrielles d’objets trouvés qui, ensemble, formeraient une maison éclectique. Leur musique, justement, se fusionne dans les hauts parleurs pour engendrer une belle cacophonie et dans certains moments de communion, une mélodie obsédante. Leurs images aussi se fusionnent dans une grande projection en courtepointe qui habille trois hauts murs. Sur un quatrième, l’image d’un pendule et d’un métronome semble envelopper tout le parcours. C’est ici, réellement, que le temps se s’arrête et que le visiteur passe et repasse inlassablement, pour emmagasiner un peu de magie.
L’intérêt de cette 4e mouture repose autant dans ces merveilles que dans ses ambiguïtés. Les créateurs délaissent le fantastique pour nous brosser un portait social subtil, composé d’éternels enfants et d’adultes qui ont perdu l’art de ne rien faire, de travailleurs amorphes, de fêtes addictives, de rêves sur grand écran et d’éclopés esseulés mais capables, mis ensemble, de produire un chant grisant.
Conception: Doyon-Rivest, les Écornifleuses, Alexandre Fecteau, Pierre Robitaille, Théâtre Rude Ingénierie et l’Orchestre d’hommes-orchestres. Coordination artistique: Frédéric Dubois. Une production du Carrefour international de théâtre de Québec. Les jeudis, vendredis et samedis, de 21h à 23h, jusqu’au 6 juin 2015.
S’il y a une constante dans les cinq tableaux du parcours Où tu vas quand tu dors en marchant…?, c’est qu’on y invite le promeneur à laisser de côté ses pensées pour vivre pleinement le moment présent. Ensorcelé et ravi, on déambule au pays du temps suspendu. Les lieux choisis sont des secrets bien gardés du panorama urbain de Québec. On a l’impression d’avoir accès à de petits univers parallèles dans sa propre ville, comme lors du premier parcours, qui a enchanté le méconnu parc Notre-Dame de Grâce et les environs de l’Hôpital général. Le trajet de cette année est toutefois plus resserré, plus organique, et permet de revenir sur ses pas et de choisir son propre chemin. Nous sommes à flanc de falaise, entouré de remparts, dans des espaces enclavés et ingénieusement habités.
Le désordre
Le tableau le plus haut, géographiquement parlant, est Le désordre, orchestré par Les Écornifleuses dans la cour de l’ancienne école Saint-Louis de Gonzague. On y est accueilli par des agents de sécurité et un avertissement enregistré qui roule en boucle. Pas de quoi s’indisposer toutefois, une fois las d’écouter les consignes – ce qui arrive bien vite – on contourne le gardien pour pénétrer dans une zone de flânerie organisée. Des comédiens nous invitent, sourire fendu jusqu’aux oreilles, à glisser dans une piscine remplie de stryromousse, à danser dans un carré de sable, à regarder les étoiles sur une pile de manteaux, à laisser un souci derrière soi en le glissant dans une clôture grillagée et finalement à écouter un extrait de L’art presque perdu de ne rien faire, de Dany Laferrière. Ce désordre est paradoxalement bien organisé. Et c’est peut-être ça l’idée, justement.
Machineries
Direction le Parc de l’Artillerie, un espace en pente, encerclé par de hauts murs de pierre gris qui accueille Machineries, du marionnettiste Pierre Robitaille (Pupulus Mordicus), assisté du scénographe Vano Hotton. Il faut passer un portique en forme de bouche, où s’activent des machinistes qui cognent et soudent, pour entrer dans l’espace où presque tout se passe en périphérie. Dans un étroit passage des fortifications, un tableau laisse voir le Christ mort entouré d’évêques. Sur les murs, les ombres d’ouvriers qui s’activent semblent géantes. L’ambiance, lorsque l’espace gazonné est rempli, doit être légèrement angoissante. Surtout que trois machinistes avancent vers nous comme des zombies, portant devant et derrière eux, grâce à des tiges, d’autres machinistes de chiffons et qu’ils accélèrent parfois brusquement sans prévenir. Effet efficace, mais qui comble difficilement cette impression de vide au centre du tableau.
Les projections à court terme
Le duo Doyon-Rivest, représentant du milieu des arts visuels pour ce parcours, après Claudie Gagnon, Cooke-Sasseville et BGL, présentent Les projections à court terme au Champ de parade. La dénivellation de cet autre endroit méconnu entre les remparts a inspiré aux artistes un curieux ciné-parc onirique et disco. Au rythme d’une musique planante, et par moments, festive, une vingtaine de voitures alignées aux vitres embuées s’illuminent. Les couleurs s’agencent aux images projetées sur l’écran. Les spectateurs se massent sur la butte de gazon derrière l’installation, entre les voitures où carrément sur les capots et tentent de déchiffrer l’énigmatique montage d’images qu’on leur présente.
On a un peu l’impression de se trouver devant une publicité qui aurait été produite par David Lynch. Les images sont clinquantes, les effets de ralentis s’enchaînent, les personnages fixent longuement. C’est à la fois confrontant, malaisant et attirant. Une fille danse, une moto entre dans un garage, un homme en chaise roulante avance dans un corridor, une petite fille tente de faire éclater une pinata, un moustachu racoleur boit du Clamato… Ces projections à court terme s’enchaînent pour former une étrange narration, sur laquelle on peut cogiter longtemps. Doyon-Rivest réussi l’étrange pari de rendre hypnotique une installation au dessein obscur, d’une audace assez gigantesque.
Fêter quoi?
Le tableau Fêter quoi ? que signe Alexandre Fecteau dans les Nouvelles casernes conjugue plusieurs raisons d’aimer Où tu vas quand tu dors en marchant…? On s’y fait entraîner dans un tourbillon qui fait honneur à la fête et à la nuit tout en pouvant bénéficier d’une vue inusitée et imprenable sur la station de L’îlot des Palais (nous y reviendrons) et une partie de la Basse-Ville et du Port. Alexandre Fecteau, qui vient de remporter le prix du Conseil des Arts et des Lettres du Québec pour l’œuvre de l’année avec LeNoshow, y a aménagé un corridor du divertissement. On y est accueilli par trois majordomes féminines qui invectivent les promeneurs, du haut d’une passerelle, pour trouver un fêté. Elles s’accaparent d’une jeune fille pour lui faire leur propre version de la bascule, puis forment une tablée en vitesse avant de nous faire chanter à la chaîne une série de chansons d’anniversaire. Le tout, fait à la chaîne, sonne volontairement faux.
Dans la seconde portion, qui se déroule dans un long corridor, des animateurs de foule au vocabulaire de G.O. et d’animateurs de stations FM, nous énumère les différentes raisons de fêter d’untel ou d’untelle entre les passages d’une étourdissante succession de petits chars allégoriques. Danseuses brésiliennes, mariachis, travestis, dragon chinois, marieurs western se succèdent entre les visiteurs, poussés sur les côtés par la parade, qui commence à ressembler à un gros buffet tout inclus une fois le premier enthousiasme passé. On peut s’extraire de cette ambiance Club Med en traversant un rideau, où des lanternes suspendues et l’écho des voix captées par un micro sur pied ont un effet apaisant. D’autant plus que les grandes fenêtres, magnifiques, laissent entrer la nuit et les lueurs du prochain tableau. On ressort en traversant un intermède karaoké, où des spectateurs sont invité à chanter dans une douche dans un micro capricieux. Il faut, comme pour l’anniversaire du début, que le public entonne les ritournelles en chœur, entraîné par l’envie de faire la fête. Fêter quoi ? Un peu tout, partout, tout le temps. Jusqu’à s’étourdir.
Les palais
La station qui prend place sur le terrain de l’îlot des Palais, en Basse-Ville, est un coup de cœur, partagé semble-t-il par bien des visiteurs si on en juge les clichés qui circulent sur Instagram. Le Théâtre Rude Ingénierie et l’Orchestre d’hommes-orchestres y ont investis une série de petits habitacles, conteneurs, véhicules et autres maisons de fortune. Dans chaque microcosme, un musicien, un chanteur ou un bruiteur joue, le regard dans le vide, des écouteurs sur les oreilles. Les scénographies y sont minutieusement pensées, formées de kyrielles d’objets trouvés qui, ensemble, formeraient une maison éclectique. Leur musique, justement, se fusionne dans les hauts parleurs pour engendrer une belle cacophonie et dans certains moments de communion, une mélodie obsédante. Leurs images aussi se fusionnent dans une grande projection en courtepointe qui habille trois hauts murs. Sur un quatrième, l’image d’un pendule et d’un métronome semble envelopper tout le parcours. C’est ici, réellement, que le temps se s’arrête et que le visiteur passe et repasse inlassablement, pour emmagasiner un peu de magie.
L’intérêt de cette 4e mouture repose autant dans ces merveilles que dans ses ambiguïtés. Les créateurs délaissent le fantastique pour nous brosser un portait social subtil, composé d’éternels enfants et d’adultes qui ont perdu l’art de ne rien faire, de travailleurs amorphes, de fêtes addictives, de rêves sur grand écran et d’éclopés esseulés mais capables, mis ensemble, de produire un chant grisant.
Où tu vas quand tu dors en marchant…?
Conception: Doyon-Rivest, les Écornifleuses, Alexandre Fecteau, Pierre Robitaille, Théâtre Rude Ingénierie et l’Orchestre d’hommes-orchestres. Coordination artistique: Frédéric Dubois. Une production du Carrefour international de théâtre de Québec. Les jeudis, vendredis et samedis, de 21h à 23h, jusqu’au 6 juin 2015.