Critiques

Archives : Corps belliqueux

Peut-on dénoncer la violence et l’occupation par la danse? Le chorégraphe israélien Arkadi Zaides documente dans Archive, d’abord en vidéo et ensuite à même son corps, les agressions quotidiennes des colons à l’encontre des Palestiniens en Cisjordanie.

Pour tout décor, deux écrans côte à côte. Sur le grand, sont projetées des vidéos prises par des Palestiniens dans le cadre d’un projet de B’Tselem, une ONG israélienne œuvrant pour la défense des droits humains dans les Territoires Occupés. Sur le petit, s’affichent des informations sur la vidéo : nom du vidéaste, lieu, événement filmé.

Pour rappel, le Territoire palestinien de la Cisjordanie est occupée par Israël depuis 1967, avec comme corollaire l’implantation de colonies de peuplement. Cette colonisation est en violation avec le droit international.

Sur le mode de la conférence, Arkadi Zaides, l’air austère et concentré, fait défiler les vidéos, mais sans piper mot. Des colons se battent avec des soldats israéliens, attaquent un village dont ils ont été délogés par l’armée, détruisent des oliviers, mettent le feu à des champs… On voit aussi une colonie sur une colline, des enfants qui jettent des pierres, des adolescents qui s’entraînent à en jeter, un colon qui chasse des moutons, un soldat israélien qui lance du gaz lacrymogène sur des manifestants… 

Prises par des amateurs souvent en mouvement, les images sont floues ou heurtées. Elles ne montrent pas de scènes spectaculaires : la violence y est larvée, quotidienne, distillée par des bribes d’incidents. Et les Palestiniens, exception faite d’une séquence où des colons transportent un homme qui se débat, n’y sont présents que par le son : commentaires, sonneries d’un téléphone, insultes, musique arabe et cris d’enfants effrayés.

Progressivement, Arkadi Zaides commence à reproduire des postures et des gestes tirés des images. Un dialogue s’installe entre l’écran et le corps du chorégraphe. Mouvements parfois banals, parfois explicitement agressifs. Certains sont testés à la verticale, à l’horizontale, au sol. D’autres mouvements sont répétés, encore et encore, telle une course chassée avec moulinet des bras ou des lancers de projectiles. Un peu comme si le chorégraphe tentait par l’expérimentation ou l’accumulation de comprendre le pourquoi de ces gestes.

Par moments, il met l’image sur arrêt pour déployer sa gestuelle. Une fois sortie du contexte, celle-ci perd son intention et semble incongrue. Mais Zaides rajoute alors le son, modulant sa voix – interjections, cris de colons adolescents, dispute entre un soldat et un activiste – et le sentiment de malaise remonte en flèche.

La grande intelligence de la pièce réside dans le fait que le chorégraphe concilie critique et distance : Il ne commente jamais, ne formule aucun message, laisse les images et les gestes parler d’eux-mêmes. Peu à peu, il construit une sorte de lexique de la violence de l’occupation, qu’il livre avec sobriété et sans fioritures. Au public de se construire sa vision et sa position.

Archive évoque une démarche intime du chorégraphe, un exercice de confrontation par l’empathie à une violence qu’il condamne. Se laissant ressentir jusque dans les muscles, la pièce culmine dans un enchaînement hypnotique des mouvements extraits des images, accompagné par une trame sonore poignante et par un travail fantastique du souffle et de la voix, combinant sifflements, râles et cris superposés des soldats et des colons.

On finit par s’interroger sur les effets de la violence sur les corps qui la subissent. Quelle syntaxe façonnent les gestes qui visent à la protection des coups et des déflagrations? Que fait un corps qui sent le souffle d’une explosion imminente? Entre conférence dansée et performance documentaire, Archive est un solo puissant, éprouvant mais salutaire. 

Archive

Chorégraphie et interprétation de Arkadi Zaides. Une coproduction du Festival d’Avignon, du  CDC Toulouse, du Théâtre National de Chaillot (Paris) et du CNDC Angers. Présenté au FTA jusqu’au 26 mai 2015.