Critiques

La Cantate intérieure : Les voix improbables de l’art

Court spectacle, intense et prenant, que cette nouvelle pièce de Sébastien Harrisson, directeur artistique du Théâtre des Deux Mondes et auteur s’étant fait rare ces dernières années – ce qui va changer puisqu’on annonce une autre création, Warda, pour 2016. Avec La Cantate intérieure, l’équipe dirigée par la metteure en scène Alice Ronfard explore les mécanismes de la création artistique, de l’effet de l’art, parfois troublant, sur celui qui le reçoit et qui peut révéler de l’inattendu à l’artiste même, dont les œuvres dépassent souvent les intentions les ayant vues naître.

Un homme sans histoire, livreur pour la compagnie UPS, se retrouve un jour happé par l’image d’une femme à la fenêtre d’un immeuble en voie d’être démoli, dans une ville où il n’est que de passage. Revenu sur les lieux, il y découvre une chambre, où l’attendent un fauteuil et une paire d’écouteurs. Et une voix qui l’envoûte, celle d’une femme qui lui parle comme si elle le connaissait, comme si elle s’adressait à lui précisément : sa mère, qu’il n’a pas connue. Surgit alors une jeune femme qui lui explique qu’il s’agit d’une installation in situ, à l’intérieur d’une exposition d’art contemporain, visant à dénoncer l’expropriation des habitants et la future démolition de l’édifice.

S’ensuit une discussion vive entre les deux : comment cette artiste peut-elle prétendre avoir inventé la femme qui parle sur la bande ? Qui est cette femme, que sait-elle d’elle ? Comment a-t-elle pu inventer son histoire à lui, qu’elle ne connaît pas ? L’artiste tente de justifier son processus de création, explique qu’elle n’a trouvé qu’un nom et deux dates dans les registres de location de l’immeuble, le reste étant imagination. Poussée dans ses derniers retranchements, elle avoue que la voix s’est imposée à elle, qu’elle s’est sentie comme une simple courroie de transmission.

Dans un décor tournant, fait de murs percés d’une porte et d’une fenêtre sur lesquels sont projetés des images, dessins, taches de couleur, photos et extraits vidéo, l’essentiel de la tension dramatique est portée par les mots et les voix. D’abord celle, enregistrée puis en direct, de Dorothée Berryman, voix envoûtante s’il en est : la grande comédienne, blonde platine, quasi méconnaissable, arrive à créer un personnage nuancé, vibrant, de femme ayant passé sa vie à jouir des « affaires de cœur », jamais victime, plutôt « toupie » dans le tourbillon de ses amours. Personnage mystérieux, tout de même, qui refuse de tout révéler de son passé.

Voix aussi des deux protagonistes : l’homme, incarné par Stéphane Jacques à qui sied si bien ce genre de type anonyme dont l’humanité se révèle peu à peu, et l’artiste, au nom polonais, jouée par Marie Bernier, dont l’aplomb et la fragilité s’accordent bien à son personnage contradictoire. Ces deux-là sont pris dans un dialogue comme un combat, où rien ne doit échapper. On n’explique pas le mystère de la magie de l’art ? Il faut pourtant bien donner des réponses aux questions directes d’un homme en proie à l’émotion, au bouleversement que l’œuvre produit en lui.

Une critique du journal Le Monde a parlé, à propos de l’écriture de Sébastien Harrisson, « d’un lyrisme à la lisière du fantastique ». Ici, c’est la fable qui frôle le surnaturel, mais sans y plonger vraiment. Ce qui aurait donné une tout autre dimension à l’œuvre. On a préféré s’en tenir au mystère de l’art. Le travail d’Alice Ronfard et des concepteurs rend justice à un texte somme toute captivant. Les musiques de Michel Smith y soutiennent notamment l’action en lui donnant une teinte d’onirisme fort appropriée.

La Cantate intérieure

Texte : Sébastien Harrisson. Mise en scène : Alice Ronfard. Une production des Deux Mondes. Au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 11 septembre 2015 et Aux Écuries du 14 au 18 mars 2017.