Critiques

Sauvageau Sauvageau : La vie à mort

L’ambiance était quelque peu solennelle, recueillie, lors de la première de ce spectacle fort attendu, précédé de la remise du Prix Auteur dramatique BMO Groupe financier, d’une valeur de 10 000 $, à l’auteure Annick Lefebvre pour sa pièce J’accuse. Qu’aurait pensé Yves Hébert (1946-1970), alias Sauvageau, de ce prix offert par une banque à un dramaturge, lui qui souffrait d’un manque de reconnaissance aigu ? Ce jeune auteur et acteur prometteur, suicidé par overdose d’acide le jour où l’armée canadienne envahissait Montréal, en pleine crise d’octobre 1970, demeure un mythe méconnu.

Le metteur en scène Christian Lapointe a choisi d’évoquer la figure du poète et de faire entendre sa voix dans une sorte de spectacle documentaire, plutôt que de mettre en scène sa pièce culte Wouf Wouf, qu’il jugeait datée. Le moment peut-être le plus poignant survient au tout début de la représentation (d’une durée d’une heure quinze), alors qu’on nous fait entendre des commentaires de gens ayant connu Sauvageau, ayant travaillé avec lui. Pendant que des photos de lui défilent sur un écran au centre de la scène dépouillée, Jean-Louis Millette, Jean-Louis Roux, Gaétan Labrèche, André Pagé et Jean-Pierre Ronfard parlent d’un garçon au talent foisonnant, mais à la personnalité vulnérable, hypersensible : « Tout le blessait », dira Ronfard.

Puis, d’abord sobrement, chacun de son côté, les deux comédiens, Gabriel Szabo, qui a 24 ans, et Paul Savoie, dont les 69 ans correspondent à l’âge qu’aurait Sauvageau aujourd’hui, entament un dialogue qui ressemble à une sorte de combat. Le vieux tentant de convaincre son double jeune que la vie mérite d’être vécue malgré toutes les insatisfactions qu’on peut en ressentir. « Le temps me manque », « Même mort, un sourire toujours vivant », « La jeunesse étudiante est tannée, tannée », rétorque le jeune, impatient, disant ne plus pouvoir rêver d’un avenir alors que le présent lui pèse tant : « Il faut partir, on n’a pu d’temps à perdre ! »

Grâce à un dispositif simple, composé d’une boîte-écran, de micros, d’un piano dont la partition continue de jouer lorsque le quitte le pianiste, Savoie en l’occurrence, le metteur en scène a su mettre l’accent sur la parole du jeune prodige. Les musiques pianistiques de David Giguère ponctuent, accompagnent très bien la performance des acteurs. Dans un monologue enlevé, Gabriel Szabo se donne, intense, haletant, possédé par la logorrhée, ce flot de paroles intarissable où il est question d’amour, de vie, de mort, de faim, de soif : « Ils ont raison, sacrifions-nous ! ». Un constat navrant sur notre société, déjà gangrenée par le consumérisme et l’absence d’idéal à l’époque. Qu’aurait dit Sauvageau de ce que cette société est devenue aujourd’hui ?

Malgré la recherche d’espoir que les créateurs du spectacle semblent avoir effectuée dans l’œuvre, le désespoir, l’instinct de mort, la quête insatiable d’absolu, l’idéal déçu prennent le dessus. Comme si la mort survenue trop tôt, prenant toute la place, occultait la vitalité et la générosité créatrice d’un artiste à l’esprit bouillant, se disant « malade d’avoir trop rêvé ». À mesure que sur l’écran les mots manuscrits du jeune disparu, des mots qui font peur, qui font mal, s’agglutinent jusqu’à ne plus former qu’une grande tache noire, on mesure l’ampleur du gâchis. Gâchis d’une société, la nôtre, ce Québec d’hier et d’aujourd’hui si avare de bienveillance envers ses artistes.

Sauvageau Sauvageau

D’après l’œuvre d’Yves Sauvageau. Adaptation et mise en scène : Christian Lapointe. Une coproduction du Théâtre d’Aujourd’hui et du Théâtre Blanc. Au Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 10 octobre 2015 et au Périscope du 10 au 28 novembre 2015.