Avril 1945. Les soldats de l’Armée Rouge envahissent Berlin. Bombardements aériens, pillages, viols et vols – l’apanage des vainqueurs – dans une ville en ruines, peuplée de femmes, de vieillards et d’enfants qui tentent de fuir, de se cacher, d’échapper aux représailles ennemies. Les Russes l’ont payée chère, la guerre : 20 millions de civils et 8 millions de soldats en sont morts.
Dans cette Allemagne agonisante, plus de cent mille Berlinoises – et deux millions d’Allemandes – ont été violées par les soldats russes. Mais, pour elles comme pour les survivants des camps, il leur fut impossible de témoigner, comme si, après la guerre, les gens étaient saturés d’horreur et se refusaient à en entendre davantage.
Martha Hillers était éditrice et journaliste, elle avait effectué plusieurs voyages à l’étranger, dont au moins un en Union soviétique, où elle avait appris des bribes de russe. Son journal, écrit dans les caves et les abris antiaériens, à la lueur d’une bougie, a d’abord été publié anonymement, en anglais, en 1954. Il a ensuite été édité en allemand en 1959, par une petite maison d’édition suisse. Une des rares critiques à en rendre compte souligna l’immoralité de son auteure (!).
Le journal de Martha Hillers raconte les viols dont elle et ses compagnes d’infortune ont été victimes, entre avril et juin 1945, par les Russes. Écrire pour ne pas hurler, écrire contre l’angoisse de la mort, écrire pour se libérer. Pour résister. Car Hillers résiste de toutes ses forces, en adoptant une terrible stratégie : quitte à être violée, au moins que ce soit par le même homme, un gradé, « un loup qui tienne les autres loups à l’écart ». Pas de résignation, donc, mais plutôt un froid calcul, pour tenter d’organiser la survie.
« Parce que je n’ai plus rien, tout m’appartient. »
De ce journal, Brigitte Haentjens en a tiré un spectacle de théâtre bouleversant, sidérant, sombre et lumineux à la fois. En choisissant de morceler la parole de l’auteure, de la distribuer entre quatre femmes, elle rend ses propos universels. Une voix, ou deux ou quatre ou cent mille. Cynisme, dérision, humour noir et dignité traversent le texte comme un appel à la résistance. À la résilience.
Misant sur l’évocation et fuyant un réalisme qui aurait été insoutenable, la mise en scène efficace et précise agit dans un grand dépouillement, qui magnifie la parole de cette femme, de toutes ces femmes violentées, massacrées, mais qui se tiennent debout devant l’adversité. Pourtant cette parole, cette voix émanant de l’intime, aurait pu être joué plus… intimement. Parfois, les cris les plus intenses sont muets et le silence éloquent. On regrettera aussi quelques gestes superflus, pour ne pas dire déplacés, comme celui de l’acte sexuel mimé par Evelyne de la Chenelière, venant illustrer comme un pléonasme le propos de la pièce.
« Encore une nuit dont je suis venue à bout ». Fracas des bombes, des ruines qui s’effondrent. L’univers créé par Anik La Bissonnière, un haut mur aveugle déchiré d’une brèche rocailleuse, traduit l’enfermement des femmes dans la cave. Les ombres portées des silhouettes sont minuscules dans l’immensité grise et nue, elles racontent très justement la solitude et la vulnérabilité.
En sortant du théâtre, on voudrait crier « plus jamais ça », comme on ne manque pas de le faire à chaque commémoration des horreurs perpétrées par l’humain, des camps de concentration aux trop nombreux génocides. Ce que les Russes ont fait subir aux Allemandes, les Allemands l’avaient infligé aux femmes russes. Et aux Juives.
Et les Serbes aux Bosniaques, et les Hutus aux Tutsis, et les Américains aux Vietnamiennes, et les Français aux Algériennes, et les Canadiens aux Autochtones…
Et la police aux civils, et les patrons aux employées, et les maris à leurs femmes, et les pères à leurs filles.
Ce n’est rien de dire que nous vivons dans un monde de violences.
Texte : Martha Hillers. Traduction : Françoise Wuilmart. Adaptation : Jean Marc Dalpé. Mise en scène : Brigitte Haentjens. Avec Evelyne de la Chenelière, Sophie Desmarais, Louise Laprade, Frédéric Lavallée et Évelyne Rompré. Scénographie : Anick La Bissonnière. Lumières : Étienne Boucher. Costumes : Julie Charland. Vidéo : Lionel Arnould. Maquillages et coiffures : Angelo Barsetti. Une coproduction du Théâtre Espace Go, de la compagnie Sibyllines et du Théâtre français du CNA. À l’Espace Go jusqu’au 19 novembre 2016 et au Centre National des Arts du 30 novembre au 3 décembre 2016.
Avril 1945. Les soldats de l’Armée Rouge envahissent Berlin. Bombardements aériens, pillages, viols et vols – l’apanage des vainqueurs – dans une ville en ruines, peuplée de femmes, de vieillards et d’enfants qui tentent de fuir, de se cacher, d’échapper aux représailles ennemies. Les Russes l’ont payée chère, la guerre : 20 millions de civils et 8 millions de soldats en sont morts.
Dans cette Allemagne agonisante, plus de cent mille Berlinoises – et deux millions d’Allemandes – ont été violées par les soldats russes. Mais, pour elles comme pour les survivants des camps, il leur fut impossible de témoigner, comme si, après la guerre, les gens étaient saturés d’horreur et se refusaient à en entendre davantage.
Martha Hillers était éditrice et journaliste, elle avait effectué plusieurs voyages à l’étranger, dont au moins un en Union soviétique, où elle avait appris des bribes de russe. Son journal, écrit dans les caves et les abris antiaériens, à la lueur d’une bougie, a d’abord été publié anonymement, en anglais, en 1954. Il a ensuite été édité en allemand en 1959, par une petite maison d’édition suisse. Une des rares critiques à en rendre compte souligna l’immoralité de son auteure (!).
Le journal de Martha Hillers raconte les viols dont elle et ses compagnes d’infortune ont été victimes, entre avril et juin 1945, par les Russes. Écrire pour ne pas hurler, écrire contre l’angoisse de la mort, écrire pour se libérer. Pour résister. Car Hillers résiste de toutes ses forces, en adoptant une terrible stratégie : quitte à être violée, au moins que ce soit par le même homme, un gradé, « un loup qui tienne les autres loups à l’écart ». Pas de résignation, donc, mais plutôt un froid calcul, pour tenter d’organiser la survie.
« Parce que je n’ai plus rien, tout m’appartient. »
De ce journal, Brigitte Haentjens en a tiré un spectacle de théâtre bouleversant, sidérant, sombre et lumineux à la fois. En choisissant de morceler la parole de l’auteure, de la distribuer entre quatre femmes, elle rend ses propos universels. Une voix, ou deux ou quatre ou cent mille. Cynisme, dérision, humour noir et dignité traversent le texte comme un appel à la résistance. À la résilience.
Misant sur l’évocation et fuyant un réalisme qui aurait été insoutenable, la mise en scène efficace et précise agit dans un grand dépouillement, qui magnifie la parole de cette femme, de toutes ces femmes violentées, massacrées, mais qui se tiennent debout devant l’adversité. Pourtant cette parole, cette voix émanant de l’intime, aurait pu être joué plus… intimement. Parfois, les cris les plus intenses sont muets et le silence éloquent. On regrettera aussi quelques gestes superflus, pour ne pas dire déplacés, comme celui de l’acte sexuel mimé par Evelyne de la Chenelière, venant illustrer comme un pléonasme le propos de la pièce.
« Encore une nuit dont je suis venue à bout ». Fracas des bombes, des ruines qui s’effondrent. L’univers créé par Anik La Bissonnière, un haut mur aveugle déchiré d’une brèche rocailleuse, traduit l’enfermement des femmes dans la cave. Les ombres portées des silhouettes sont minuscules dans l’immensité grise et nue, elles racontent très justement la solitude et la vulnérabilité.
En sortant du théâtre, on voudrait crier « plus jamais ça », comme on ne manque pas de le faire à chaque commémoration des horreurs perpétrées par l’humain, des camps de concentration aux trop nombreux génocides. Ce que les Russes ont fait subir aux Allemandes, les Allemands l’avaient infligé aux femmes russes. Et aux Juives.
Et les Serbes aux Bosniaques, et les Hutus aux Tutsis, et les Américains aux Vietnamiennes, et les Français aux Algériennes, et les Canadiens aux Autochtones…
Et la police aux civils, et les patrons aux employées, et les maris à leurs femmes, et les pères à leurs filles.
Ce n’est rien de dire que nous vivons dans un monde de violences.
Une femme à Berlin
Texte : Martha Hillers. Traduction : Françoise Wuilmart. Adaptation : Jean Marc Dalpé. Mise en scène : Brigitte Haentjens. Avec Evelyne de la Chenelière, Sophie Desmarais, Louise Laprade, Frédéric Lavallée et Évelyne Rompré. Scénographie : Anick La Bissonnière. Lumières : Étienne Boucher. Costumes : Julie Charland. Vidéo : Lionel Arnould. Maquillages et coiffures : Angelo Barsetti. Une coproduction du Théâtre Espace Go, de la compagnie Sibyllines et du Théâtre français du CNA. À l’Espace Go jusqu’au 19 novembre 2016 et au Centre National des Arts du 30 novembre au 3 décembre 2016.