Critiques

Un vent se lève qui éparpille : Une tragédie nord-ontarienne

© Marianne Duval

Il y a toujours quelque chose, non seulement d’intéressant mais d’émouvant à recevoir un spectacle venu des francophones hors Québec. Cette fois-ci, c’est l’Ontario qui nous arrive, pour une petite semaine, avec l’histoire, apparemment classique, d’un trio amoureux: une jeune fille, Marie, qui a mis au monde un enfant, est aimée follement par deux hommes, Marcel, un garçon de son âge, et Joseph, son oncle. L’habituel nœud de désir et de jalousie se double donc ici du lourd fardeau de l’inceste. Une phrase reviendra qui éclaircit et épaissit en même temps le mystère : l’enfant a les yeux bleus.

Il y a une quatrième comparse : Rose, l’épouse de Joseph, victime et témoin du drame. L’intérêt et l’enjeu de la pièce ne sont cependant pas psychologiques. Peu à peu, au rythme des courtes scènes, des monologues, le spectateur découvrira la signification de cet épisode, sombre et lumineux à la fois, de la vie d’une petite communauté francophone tissée serrée, mais perdue au milieu de l’espace immense, comme aux confins d’un monde habité. L’ensemble de la thématique dessine en effet un univers hors norme : les distances qui isolent et, par conséquent, la voiture, si importante,  une société nord-américaine primitive, brutale, où on règle ses comptes avec ses poings (on y retrouve quelque chose du western). Une nature puissante, magnifique, inquiétante et dangereuse  aussi. Mais il y a également cet attachement profond à la terre, cet enracinement dans la religion qui évoquent le roman rural québécois.

Cet espace, ce vide autour des protagonistes semblent creuser leur destin, les aspirer. On est ici dans la tragédie. Les quatre personnages sont entraînés, « agis » par une force qui les dépasse. La brève, brutale, mais unique étreinte entre Marie et Joseph, dans la mise en scène de Geneviève Pineault, illustre bien cette fureur aveugle, fatale, qui pousse les amants tragiques l’un vers l’autre. Comme dans « les vieilles histoires des Grecs », explique familièrement mais clairement un villageois clairvoyant à son compère. Ces deux hommes, véritables analystes des événements,  commentent à quatre reprises le drame, jouant ainsi le rôle du chœur antique. Leur langage quotidien, leurs vêtements réalistes, tout en eux indiquent qu’ils sont extérieurs à l’histoire. Ils en sont la mémoire. Leurs propos comiques, en détendant l’atmosphère et en ramenant la tragédie au ras du fait divers, rappellent également les bouffons shakespeariens. Il y aussi et surtout la poésie, âpre et prenante, du texte. C’est que celui-ci est  tiré d’une œuvre au lyrisme farouche et à l’écriture savante autant qu’essoufflante, le roman couronné en 2000 par un Prix du Gouverneur général, de Jean Marc Dalpé (qui vient de signer une remarquable adaptation d’Une femme à Berlin).

Le découpage scénique opéré par la metteuse en scène Geneviève Pineault, qui a également réalisé l’adaptation – très fidèle – du roman au théâtre, apporte de la clarté à ce récit touffu, à la composition savante et complexe. Les niveaux de la narration et du dialogue sont clairement différenciés par les quatre comédiens (David Boutin, Annick Léger, Milva Ménard, Bryan Morneau). Néanmoins, les allers et retours dans le temps, qui s’étalent sur une décennie,  cette chronique constamment laissée et reprise de la vie des protagonistes, pourraient sembler ardus à suivre pour le spectateur qui n’aurait pas lu le roman. Certains passages, comme le (trop) long monologue de Rose, auraient gagné en force dramatique s’ils avaient été condensés. Je finirai plutôt sur la magnifique scénographie de Gabriel Tsampalieros, le décor unique de cette tragique histoire d’amour et de fureur : une structure de bois construite comme une sculpture, avec ses angles aigus, de guingois, ses planches mal équarries, qui laissent passer l’air, la lumière, le malheur…

© Marianne Duval

Un vent se lève qui éparpille

Texte : Jean Marc Dalpé. Adaptation : Geneviève Pineault, Alice Ronfard et Johanne Melançon. Mise en scène : Geneviève Pineault. Scénographie : Gabriel Tsampalieros. Avec David Boutin, Annick Léger, Milva Ménard et Bryan Morneau. Une coproduction du Théâtre du Nouvel-Ontario, du Théâtre de la Vieille 17 et du Théâtre français du CNA. À la Licorne jusqu’au 12 novembre 2016.

Marie-Christiane Hellot

Collaboratrice de JEU depuis plus de 20 ans, elle est chargée de cours à l'Université de Montréal.