Critiques

À te regarder, ils s’habitueront : Du nous au je

© David Ospina

Le nouveau directeur artistique du Quat’Sous, Olivier Kemeid, affiche ses couleurs. D’abord sur la marquise du théâtre avec cette déclaration : « Habiter la maison à plusieurs », puis dans la pièce inaugurale de sa première saison qui réunit six metteurs en scène, onze interprètes et une dizaine de concepteurs sous le signe de la diversité. À te regarder, ils s’habitueront est une œuvre collective au service des individualités.

Le titre de la pièce évoque une ouverture à l’autre, un éloge de la différence alors que le tissu social urbain est en pleine transformation, déclenchant des excès de fureur nationaliste un peu partout en Amérique du Nord. Au départ, on avait la volonté de présenter des relecture d’œuvres phares du Québec contemporain par de nouvelles voix atypiques. Or les textes politiques, films et chansons sont restés en filigrane. Ils ont plutôt servi de catalyseurs, pour donner la parole à des artistes habituellement absents de nos scènes afin qu’ils expriment leur réalité, ce qui est une bien meilleure idée.

© David Ospina

Théâtre de la parole

Chaque metteur en scène est rattaché à un ou deux interprètes et un morceau de notre anthologie culturelle et sociale. Ainsi, la cinéaste Chloé Robichaud ouvre le bal avec un extrait du film Pour la suite du monde de Michel Brault et Pierre Perrault. Ses acteurs, Igor Ovadis et Fayollle Jean, installés sur des cubes, jouent avec sobriété et vérité. Le jeu est cinématographique, et pour cause : leur image est projetée en gros plan sur le décor derrière eux. Nous sommes dans le récit très personnel de leur arrivée au Québec.

Étrangement, après leur partie, les comédiens viennent saluer, ce qui donnera le ton pour la suite: une succession de scènes légères, pleines d’autodérision et teintées d’un humour bon enfant. Pour preuve, Inès Talbi et Leïla Thibeault-Louchem, qui parviennent à nous livrer un extrait bien senti du fameux discours de Jacques Parizeau de 1995, le visage maquillé en blanc, faisant sans doute une référence ironique aux controversées blackfaces, comme si on devait en arriver là pour avoir un rôle en tant que comédienne « ethnique ».

Dirigée par Nini Bélanger, la comédienne d’origine catalane Emma Gomez se raconte également au présent en rendant terriblement actuelles les bribes du Manifeste du FLQ lues par Gaétan Montreuil. Il est particulièrement intéressant d’apprendre qu’on lui enseignait à l’école les différentes idéologies politiques, de l’anarchisme au capitalisme, sans négliger le concept de terrorisme, qui se veut parfois un mouvement de révolte contre l’oppression étatisée.

Avec ses interprètes Marco Collin et René Rousseau, le metteur en scène Dave Jenniss a quant à lui joué la carte du cliché de l’Autochtone toujours saoul avec beaucoup d’humour, un peu baveux et très moqueur. C’est sur une chanson d’Offenbach dans le tapis (Câline de blues) que Mélanie Demers a mis en scène les corps des danseurs Angie Cheng et Jacques Poulin-Denis, ce dernier, troublant de sensibilité dans une gestuelle sans artifice. Olivia Palacci et Obia le Chef, dirigés par Jean-Simon Traversy, ont terminé en force en se livrant une bataille slammée hilarante, s’attaquant mutuellement, qui sur le physique, qui sur la couleur de peau de l’autre, et les deux sur leur insuccès à « percer ».

Ce qui paraissait audacieux au départ, donner la parole aux exclus de nos scènes théâtrales et aller chercher des créateurs provenant d’horizons variés, a donné un résultat plutôt classique dans sa facture. Le happening annoncé n’a finalement pas eu lieu.

© David Ospina

À te regarder, ils s’habitueront

Idéation et codirection artistique: Olivier Kemeid et Mani Soleymanlou. Dramaturgie: Alain Farah et Étienne Lepage. Mise en scène: Nini Bélanger, Bachir Bensaddek, Mélanie Demers, Dave Jenniss, Chloé Robichaud et Jean-Simon Traversy. Décor: Yann Pocreau. Costumes: Romain Fabre. Éclairages: Erwann Bernard. Musique: Laurier Rajotte. Vidéo: Michel Antoine Castonguay. Avec Emma Gomez, Inès Talbi, Leila Thibeault-Louchem, Angie Cheng, Jacques Poulin-Denis, Marco Collin, René Rousseau, Fayolle Jean, Igor Ovadis, Obia le Chef et Olivia Palacci. Une coproduction du Théâtre de Quat’Sous et d’Orange Noyée. Au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 30 septembre 2017.

Jean-Claude Côté

À propos de

Collaborateur de JEU depuis 2016, il a enseigné le théâtre au Cégep de Saint-Hyacinthe et au Collège Shawinigan. Il a également occupé pendant six ans les fonctions de chroniqueur, critique et animateur à Radio Centre-Ville.