Critiques

Vu du pont : Prendre son envol

Yves Renaud

Après La Mort d’un commis voyageur mise en scène par Serge Denoncourt au Rideau Vert, un spectacle qui sera présenté en tournée en janvier et à la Salle Pierre-Mercure dès le 6 février, la «saison» Arthur Miller se poursuit ces jours-ci au TNM alors que Lorraine Pintal renoue avec l’auteur états-unien, dont elle avait monté Les Sorcières de Salem en 1998, en dirigeant Vu du pont.

Yves Renaud

Ce qui saute tout de suite aux yeux, ou plutôt aux oreilles, c’est le travail soigné qui a été réalisé par Maryse Warda. Le texte nous est offert dans une traduction limpide, bien moins précieuse ou ampoulée que celle publiée récemment chez Robert Laffont. Rappelons que l’action se déroule chez les débardeurs, dans un quartier pauvre de Brooklyn à la fin des années 1950. Dégagée des expressions franchouillardes (comme pétrin, poulette et mouchard), la langue est ici poétique et néanmoins concrète, franchement ouvrière en même temps qu’éminemment théâtrale, et portée par de signifiantes récurrences.

Si la pièce de Miller est indémodable, c’est qu’elle met en scène des notions universelles, de celles qui concernent toutes les époques, toutes les géographies et toutes les sphères de la société, mais surtout, qu’elle incarne ces sujets dans une impitoyable imbrication de destins, six êtres de chair et de sang qui souhaitent tous prendre leur envol, s’arracher aux contraintes de leur condition. Impossible de rester insensible au combat qu’ils livrent, à leurs tragiques démêlés avec la justice, l’honneur et la liberté. À vrai dire, ce à quoi on assiste, ému, c’est au début de la fin d’un monde, les balbutiements d’une remise en cause des déterminismes culturels, sociaux et sexuels.

Yves Renaud

En observant un seul clan, et sans jamais sombrer dans le plaidoyer, parce que la plupart des enjeux sont suggérés, évoqués à demi-mot, insérés entre les lignes, l’auteur parvient à aborder l’immigration, le racisme, les classes sociales, les rôles sexuels, le capitalisme et l’homosexualité. Rodolfo est-il vraiment amoureux de Catherine? Est-il homosexuel? Souhaite-t-il se marier simplement pour obtenir la nationalité américaine? Eddie, le chef de famille, veut-il protéger sa nièce ou est-il maladivement attiré par elle? Ou alors refoule-t-il son homosexualité? S’il ne donne pas les réponses, Arthur Miller sait poser les questions, mettre en branle les inexorables mécanismes de la tragédie.

Cessez tout de suite de fantasmer à propos de ce qu’Ivo van Hove, Thomas Ostermeier ou Krzysztof Warlikowski ferait d’une pareille matière. La mise en scène de Lorraine Pintal est sage, n’évitant pas de souligner ici et là ce que le texte exprime déjà fort bien, mais elle est aussi d’une appréciable sobriété, du moins jusqu’à la scène finale. La plus belle idée, c’est certainement d’avoir situé l’action dans un lieu qui pourrait bien être le bureau de l’avocat Alfieri, narrateur d’une tragédie qui a déjà eu lieu ou, si vous voulez, metteur en scène du spectacle auquel nous assistons, organisateur et commentateur de ces souvenirs qu’il ne peut s’empêcher de ressasser.

Yves Renaud

Le grand mur d’inspiration gréco-romaine imaginé par Danièle Lévesque (clin d’œil à la justice aussi bien qu’à la tragédie antique) est superbement animé par les éclairages de Martins Sirois et les projections portuaires de Lionel Arnould. On se régale des trop rares moments d’onirisme, portés par la musique de Jorane. Comme celui où le sucre du café se transforme en neige tombant sur les amoureux, ou encore ce moment très solennel où les personnages entrent en transportant la table autour de laquelle se déroulera leur dernière cène. De François Papineau, juste assez bourru en Eddie Carbone, jusqu’à Mylène St-Sauveur, ingénue à souhait en Catherine, en passant par Frédérick Tremblay, émouvant Rodolpho grisé par le rêve américain, tous les comédiens font un travail honnête, mais rien qui mérite qu’on s’enthousiasme outre mesure.

Vu du pont

Texte: Arthur Miller. Traduction: Maryse Warda. Mise en scène: Lorraine Pintal. Scénographie: Danièle Lévesque. Costumes: Marc Senécal. Éclairages: Martin Sirois. Vidéo: Lionel Arnould. Musique: Jorane. Maquillages: Jacques-Lee Pelletier. Coiffures: Marc-André Lessard. Avec Frédérick Bouffard, Paul Doucet, Maude Guérin, Maxime Le Flaguais, François Papineau, Martin-David Peters, Mylène St-Sauveur et Frédérick Tremblay. Au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 9 décembre 2017, puis en tournée du 16 janvier au 10 février 2018.

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.