Le duo formé par Nadia Ross et Christian Lapointe nous invite au cœur de l’écheveau neuronal d’Internet. Cette zone holistique où le virtuel de nos désirs se matérialise sur l’écran à l’appel d’une touche de clavier. L’écart entre l’image fantasmée et son apparition dans le réel n’existe plus. La simultanéité du concevable et du conçu rend caduc notre corps même, puisque désormais toutes les expériences du désir existent et que vous pouvez en devenir les témoins et acteurs compulsifs, du moins dans le virtuel.
La rencontre de Lapointe et Ross laissait présager une proposition aux limites du théâtre et de la performance. Pari tenu, ce Portrait of Restless Narcissism sans concession se dessine comme une mise à nu de notre plus profonde intimité. En fond d’écran, comme énoncé de sa démarche d’artiste, Lapointe annonce que ceci n’est pas du théâtre, pas des acteurs sur scène, mais eux-mêmes qui se donnent en pâture au public. On ne joue pas, on s’expose comme une particule folle happée dans la déferlante du Web. Les deux finalistes au prix Siminovitch (2016), décerné au metteur en scène de l’année — que Ross remportera —, abordent dans ce spectacle troublant la culture pornographique qui s’immisce dans toutes les sphères de la vie. Comment dès lors échapper à cette ultime marchandisation du sexe et du flottement du désir amoureux?
Lapointe et Ross sont enchâssés entre deux écrans dont le premier est translucide. Assis devant leur ordinateur, ils sont les victimes d’une tragique quête d’absolu, l’un cherchant sur un site porno à aiguiser et satisfaire ses fantasmes, l’autre le détournant dans un jeu pervers de cache-cache pour épuiser sa patience. Ce dispositif nous permet de les observer dans leurs tractations en temps réel. En se situant physiquement dans cet étroit espace de projection avec leurs tablettes et ordinateurs, ce jeu du chat et de la souris nous semble irréel, interrogeant notre posture de voyeur. Sont-ils dans le réel ou le virtuel? Simple effet scénique qui fonctionne bien. Les deux protagonistes de cette tragédie de l’insatisfaction grappillent avec frénésie dans le Web tentaculaire. Les nouvelles interfaces, avec leur puissance décuplée, transforment les écrans en une explosion de sources sonores et visuelles qui cohabitent, se culbutent, se phagocytent les unes les autres. P.O.R.N. s’organise en trois actes.
Le premier est une plongée en apnée dans ce Web pornographique en ce qu’il montre tout et ne laisse aucune place à l’imaginaire. Images violentes et crues, où se côtoient dans un même fouillis accidents d’autos, hard-core, catastrophes naturelles, hurlements du monde, sites de chair nue démultipliés… Mais, dans le second acte, on comprend que jamais le «help» initial du client n’aura sa résolution. Le refus de Ross de satisfaire l’ego de Lapointe axé sur son unique plaisir exacerbe le tragique de la situation. Par avatars interposés, ils s’engagent dans un dialogue de sourds où les désirs de l’un s’expriment en exigences que l’autre refuse avec véhémence de satisfaire. Moment poignant de cet univers impalpable où la véracité n’a plus d’emprise. «Recentre-toi», dit-elle. «I can’t focus», répond-il. Au troisième acte, ils quittent le virtuel et s’avancent sur scène où les attend un lit, rassurante présence d’une convention théâtrale. Mais leur incapacité à se rejoindre aussi dans le réel confirme la dissolution de notre humanité dans un ego vindicatif et insatiable. Cela nous renvoie à L’Ère du vide de G. Lipovetsky. Le maelstrom de la surinformation nous isolant dans une confusion profonde ou la dépendance envers les images nous disperse dans une vacuité morbide.
Après cet exposé sur la torpeur des sens, lorsque l’adrénaline retombe et que la dopamine manque, le duo quittera la scène comme on éteint l’écran de notre ordinateur. Ils ne reviendront pas saluer, cela va de soi. Ils n’existent que dans le Web profond où se tapissent les outils de notre dislocation. Une puissante interrogation sur les effets secondaires de la «pornographisation» du monde.
Conception et jeu: Christian Lapointe et Nadia Ross. Une coproduction du Théâtre Blanc (Québec) et de STO Union (Farrellton). Au Musée de la civilisation, à l’occasion du Mois Multi, le 23 février 2018. À la Chapelle du 9 au 11 mars 2018.
Le duo formé par Nadia Ross et Christian Lapointe nous invite au cœur de l’écheveau neuronal d’Internet. Cette zone holistique où le virtuel de nos désirs se matérialise sur l’écran à l’appel d’une touche de clavier. L’écart entre l’image fantasmée et son apparition dans le réel n’existe plus. La simultanéité du concevable et du conçu rend caduc notre corps même, puisque désormais toutes les expériences du désir existent et que vous pouvez en devenir les témoins et acteurs compulsifs, du moins dans le virtuel.
La rencontre de Lapointe et Ross laissait présager une proposition aux limites du théâtre et de la performance. Pari tenu, ce Portrait of Restless Narcissism sans concession se dessine comme une mise à nu de notre plus profonde intimité. En fond d’écran, comme énoncé de sa démarche d’artiste, Lapointe annonce que ceci n’est pas du théâtre, pas des acteurs sur scène, mais eux-mêmes qui se donnent en pâture au public. On ne joue pas, on s’expose comme une particule folle happée dans la déferlante du Web. Les deux finalistes au prix Siminovitch (2016), décerné au metteur en scène de l’année — que Ross remportera —, abordent dans ce spectacle troublant la culture pornographique qui s’immisce dans toutes les sphères de la vie. Comment dès lors échapper à cette ultime marchandisation du sexe et du flottement du désir amoureux?
Lapointe et Ross sont enchâssés entre deux écrans dont le premier est translucide. Assis devant leur ordinateur, ils sont les victimes d’une tragique quête d’absolu, l’un cherchant sur un site porno à aiguiser et satisfaire ses fantasmes, l’autre le détournant dans un jeu pervers de cache-cache pour épuiser sa patience. Ce dispositif nous permet de les observer dans leurs tractations en temps réel. En se situant physiquement dans cet étroit espace de projection avec leurs tablettes et ordinateurs, ce jeu du chat et de la souris nous semble irréel, interrogeant notre posture de voyeur. Sont-ils dans le réel ou le virtuel? Simple effet scénique qui fonctionne bien. Les deux protagonistes de cette tragédie de l’insatisfaction grappillent avec frénésie dans le Web tentaculaire. Les nouvelles interfaces, avec leur puissance décuplée, transforment les écrans en une explosion de sources sonores et visuelles qui cohabitent, se culbutent, se phagocytent les unes les autres. P.O.R.N. s’organise en trois actes.
Le premier est une plongée en apnée dans ce Web pornographique en ce qu’il montre tout et ne laisse aucune place à l’imaginaire. Images violentes et crues, où se côtoient dans un même fouillis accidents d’autos, hard-core, catastrophes naturelles, hurlements du monde, sites de chair nue démultipliés… Mais, dans le second acte, on comprend que jamais le «help» initial du client n’aura sa résolution. Le refus de Ross de satisfaire l’ego de Lapointe axé sur son unique plaisir exacerbe le tragique de la situation. Par avatars interposés, ils s’engagent dans un dialogue de sourds où les désirs de l’un s’expriment en exigences que l’autre refuse avec véhémence de satisfaire. Moment poignant de cet univers impalpable où la véracité n’a plus d’emprise. «Recentre-toi», dit-elle. «I can’t focus», répond-il. Au troisième acte, ils quittent le virtuel et s’avancent sur scène où les attend un lit, rassurante présence d’une convention théâtrale. Mais leur incapacité à se rejoindre aussi dans le réel confirme la dissolution de notre humanité dans un ego vindicatif et insatiable. Cela nous renvoie à L’Ère du vide de G. Lipovetsky. Le maelstrom de la surinformation nous isolant dans une confusion profonde ou la dépendance envers les images nous disperse dans une vacuité morbide.
Après cet exposé sur la torpeur des sens, lorsque l’adrénaline retombe et que la dopamine manque, le duo quittera la scène comme on éteint l’écran de notre ordinateur. Ils ne reviendront pas saluer, cela va de soi. Ils n’existent que dans le Web profond où se tapissent les outils de notre dislocation. Une puissante interrogation sur les effets secondaires de la «pornographisation» du monde.
P.O.R.N.: Portrait of Restless Narcissism
Conception et jeu: Christian Lapointe et Nadia Ross. Une coproduction du Théâtre Blanc (Québec) et de STO Union (Farrellton). Au Musée de la civilisation, à l’occasion du Mois Multi, le 23 février 2018. À la Chapelle du 9 au 11 mars 2018.