Œuvre de jeunesse d’Anton Tchekhov, Platonov n’a jamais été montée du vivant de son auteur. Longtemps réputée injouable, en raison de sa longueur et du nombre de personnages, ses adaptations ont été nombreuses. Angela Konrad a resserré l’intrigue autour de huit personnages, dont cinq femmes.
Pourtant promis à un bel avenir, Platonov est devenu un modeste instituteur, marié à Sacha et père d’un jeune garçon, vivant dans une petite ville de province où l’on noie son désœuvrement dans l’alcool. À la fin de l’été, Anna, veuve joyeuse d’un général qui l’a ruinée, réunit ses ami·es pour une petite réception : l’ardente Sofia, mariée à Sergueï, Maria, une étudiante, Nicolas, qui est médecin, Platonov et son épouse… L’occasion de dresser un portrait sans complaisance d’une société petite-bourgeoise de la Russie du 19e siècle, repliée sur elle-même, intéressée par l’argent et les rapports de pouvoir, où les femmes rêvent de s’émanciper sans y croire vraiment. « Ça sent le renfermé en Russie, ça sent le moisi » dit un des personnages.
Platonov se grise de paroles, d’éclats de rire ou de voix, d’écarts de conduite, pour se dire qu’il est encore vivant. Derrière le masque du séducteur invétéré, se cachent les désillusions et l’amertume d’un homme brisé par la lourdeur de la vie. « Mais qu’est-ce que la vie ? » demande Sacha. Platonov agit comme un révélateur du vide existentiel : comment Sofia peut-elle se contenter d’un mari aussi insignifiant ? Pour tromper l’ennui qui l’habite, il provoque et scandalise, joue (comme un chat le fait avec une souris) avec les failles, les blessures et les vérités cachées, les siennes et celles des femmes qu’il veut séduire. Chacune d’elle éprouve pour Platonov des sentiments ambigus, contradictoires, un amour plus désespéré que joyeux, plus désespérant qu’enivrant. Quand se disent les choses de l’amour, c’est la détresse de celles qui les profèrent que l’on entend.
La scénographie, signée d’Angela Konrad, a misé sur l’épure et la simplicité, en aménageant le théâtre lui-même. Quelle belle idée d’utiliser les murs nus, la cage de scène simplement repeinte en blanc, sans autre décor qu’un plancher de lattes de bois, dont la teinte varie sous les magnifiques lumières de Cédric Delorme-Bouchard. Dans cet univers immaculé, les personnages sont tous vêtus de noir et de gris.
L’habillage sonore de Simon Gauthier, fidèle collaborateur de Konrad depuis ses débuts au Québec, se sert d’effets de réverbération des voix, d’amplification des pas, qui viennent ponctuer les propos. La judicieuse utilisation de la musique et le choix musical sont aussi à souligner (toutefois, on regrette que les titres des morceaux de musique diffusés ne soient pas mentionnés dans le programme, comme on le fait dans le générique d’un film. Rétablissons donc cet oubli avec Apocalypse, du groupe Cigarettes After Sex.)
La direction d’acteur est, comme toujours chez Konrad, d’une précision redoutable. Grâce à une gestuelle faite de décalages et de cassures, à un travail sur la voix et la diction, chaque interprète laisse voir les brisures de son personnage. Debbie Lynch-White est bouleversante et suffisamment pathétique en épouse aimante et délaissée, avec son dérisoire bouquet de tulipes jaunes ; Violette Chauveau donne à la Générale une pétulance amusante et grave à la fois, qui tente de cacher un profond désespoir ; Renaud Lacelle-Bourdon compose un Platonov à la fois enragé, sensuel et envoûtant. Que ce soit Olivier Turcotte en mari maladroit, Samuel Côté en médecin délirant et déluré, l’ardente Marie-Laurence Moreau ou la troublante Pascale Drevillon, on constate un remarquable équilibre de jeu, une grande cohérence entre les interprètes.
Avec ce Platonov, on revient à l’essence du théâtre. Un texte, des corps et des voix pour raconter une histoire, des comédiennes et des comédiens qui soudain nous bouleversent, car ce qu’ils évoquent résonne en nous, comme une petite musique entêtante : « Nothing much to laugh about, nothing much to cry about, wa ba da ba da ».
Texte d’après Anton Tchekhov. Traduction : Françoise Morvan et André Markowicz. Mise en scène, adaptation, conception costumes et espace scénique : Angela Konrad. Lumières : Cédric Delorme Bouchard. Conception sonore : Simon Gauthier. Avec Violette Chauveau, Samuel Côté, Pascale Drevillon, Renaud Lacelle-Bourdon, Debbie Lynch-White, Marie-Laurence Moreau, Diane Ouimet et Olivier Turcotte. Une coproduction du Groupe de la Veillée et de La Fabrik, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 15 décembre 2018.
Œuvre de jeunesse d’Anton Tchekhov, Platonov n’a jamais été montée du vivant de son auteur. Longtemps réputée injouable, en raison de sa longueur et du nombre de personnages, ses adaptations ont été nombreuses. Angela Konrad a resserré l’intrigue autour de huit personnages, dont cinq femmes.
Pourtant promis à un bel avenir, Platonov est devenu un modeste instituteur, marié à Sacha et père d’un jeune garçon, vivant dans une petite ville de province où l’on noie son désœuvrement dans l’alcool. À la fin de l’été, Anna, veuve joyeuse d’un général qui l’a ruinée, réunit ses ami·es pour une petite réception : l’ardente Sofia, mariée à Sergueï, Maria, une étudiante, Nicolas, qui est médecin, Platonov et son épouse… L’occasion de dresser un portrait sans complaisance d’une société petite-bourgeoise de la Russie du 19e siècle, repliée sur elle-même, intéressée par l’argent et les rapports de pouvoir, où les femmes rêvent de s’émanciper sans y croire vraiment. « Ça sent le renfermé en Russie, ça sent le moisi » dit un des personnages.
Platonov se grise de paroles, d’éclats de rire ou de voix, d’écarts de conduite, pour se dire qu’il est encore vivant. Derrière le masque du séducteur invétéré, se cachent les désillusions et l’amertume d’un homme brisé par la lourdeur de la vie. « Mais qu’est-ce que la vie ? » demande Sacha. Platonov agit comme un révélateur du vide existentiel : comment Sofia peut-elle se contenter d’un mari aussi insignifiant ? Pour tromper l’ennui qui l’habite, il provoque et scandalise, joue (comme un chat le fait avec une souris) avec les failles, les blessures et les vérités cachées, les siennes et celles des femmes qu’il veut séduire. Chacune d’elle éprouve pour Platonov des sentiments ambigus, contradictoires, un amour plus désespéré que joyeux, plus désespérant qu’enivrant. Quand se disent les choses de l’amour, c’est la détresse de celles qui les profèrent que l’on entend.
La scénographie, signée d’Angela Konrad, a misé sur l’épure et la simplicité, en aménageant le théâtre lui-même. Quelle belle idée d’utiliser les murs nus, la cage de scène simplement repeinte en blanc, sans autre décor qu’un plancher de lattes de bois, dont la teinte varie sous les magnifiques lumières de Cédric Delorme-Bouchard. Dans cet univers immaculé, les personnages sont tous vêtus de noir et de gris.
L’habillage sonore de Simon Gauthier, fidèle collaborateur de Konrad depuis ses débuts au Québec, se sert d’effets de réverbération des voix, d’amplification des pas, qui viennent ponctuer les propos. La judicieuse utilisation de la musique et le choix musical sont aussi à souligner (toutefois, on regrette que les titres des morceaux de musique diffusés ne soient pas mentionnés dans le programme, comme on le fait dans le générique d’un film. Rétablissons donc cet oubli avec Apocalypse, du groupe Cigarettes After Sex.)
La direction d’acteur est, comme toujours chez Konrad, d’une précision redoutable. Grâce à une gestuelle faite de décalages et de cassures, à un travail sur la voix et la diction, chaque interprète laisse voir les brisures de son personnage. Debbie Lynch-White est bouleversante et suffisamment pathétique en épouse aimante et délaissée, avec son dérisoire bouquet de tulipes jaunes ; Violette Chauveau donne à la Générale une pétulance amusante et grave à la fois, qui tente de cacher un profond désespoir ; Renaud Lacelle-Bourdon compose un Platonov à la fois enragé, sensuel et envoûtant. Que ce soit Olivier Turcotte en mari maladroit, Samuel Côté en médecin délirant et déluré, l’ardente Marie-Laurence Moreau ou la troublante Pascale Drevillon, on constate un remarquable équilibre de jeu, une grande cohérence entre les interprètes.
Avec ce Platonov, on revient à l’essence du théâtre. Un texte, des corps et des voix pour raconter une histoire, des comédiennes et des comédiens qui soudain nous bouleversent, car ce qu’ils évoquent résonne en nous, comme une petite musique entêtante : « Nothing much to laugh about, nothing much to cry about, wa ba da ba da ».
Platonov, amour, haire et angles morts
Texte d’après Anton Tchekhov. Traduction : Françoise Morvan et André Markowicz. Mise en scène, adaptation, conception costumes et espace scénique : Angela Konrad. Lumières : Cédric Delorme Bouchard. Conception sonore : Simon Gauthier. Avec Violette Chauveau, Samuel Côté, Pascale Drevillon, Renaud Lacelle-Bourdon, Debbie Lynch-White, Marie-Laurence Moreau, Diane Ouimet et Olivier Turcotte. Une coproduction du Groupe de la Veillée et de La Fabrik, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 15 décembre 2018.