Critiques

Home Dépôt : Résister entre les murs

© Caroline Laberge

À l’entrée, on nous demande de prendre un numéro. Déjà, j’ai l’impression de perdre mon identité et c’est l’angoisse. De l’autre côté, une salle d’attente, et les salles d’attente, c’est l’angoisse. Les écrans pleins de soaps américains mal traduits; les chaises droites dépareillées; les regards qui se croisent; la peur de ne pas bien déchiffrer les sons, de ne pas me reconnaître quand on m’appelle, c’est l’angoisse. Il ne manque que la shot de gel antibactérien et une bonne dose de douleur pour que je panique vraiment. Ça arrivera. C’est que ça ne me prenait pas grand-chose pour que Home Dépôt : un musée du périssable me rentre dedans, mais il faudrait une indifférence inhumaine pour ne pas se laisser emporter, emporter dans tous les sens du terme, par cette oeuvre aussi crue que touchante.

Antonin Artaud définissait la cruauté comme une force agissante. Il cherchait à « faire du théâtre une réalité à laquelle on puisse croire, et qui contienne pour le coeur et les sens cette espèce de morsure concrète que comporte toute sensation vraie. » (Oeuvres, 2004, p. 556) Dans son jeu du CHSLD, Home Dépôt m’a mordue jusqu’aux os. L’instant de la représentation, je ne suis plus la spectatrice, je suis une patiente, je patiente donc. L’espace scénique a perdu son quatrième mur et tous les murs en moi ne résistent pas à la souffrance théâtralisée qu’inflige la violence du système de santé. Une violence qui se ramifie dans notre perception personnelle et collective (ou notre refus de percevoir) du corps malade, en situation de handicap, vieillissant ou mourant. 

Le public est invité à déambuler dans cet espace scénique muséifié qui rend visibles les invisibles. Ceux et celles que l’on isole à l’ombre du béton aseptisé surgissent comme pour nous rappeler que nous avons, même si l’on se ferme souvent les yeux, la fragilité du corps en commun. On accueille les résident·es performeurs et performeuses comme on accueille l’autre en nous. « Je tâcherai de me perdre dans les autres, complètement » me résonne encore dans la tête, alors que je me demande, à la lumière des textes poétiques présentés ce soir-là, si raconter l’autre implique de se retrouver en lui ou elle, comme on retrouve ce qu’on a perdu, comme on se retrouve en un lieu étranger. On accueille aussi les absent·es, dans un défilement de vêtements sur l’air de « We are the champions ». La vie est un drôle de combat dont l’issue est toujours prédéterminée, mais depuis l’absence, quelque chose hurle la nécessité de vivre, malgré la souffrance, malgré l’inadéquation du monde, malgré l’inhumanité du soin érigé en système institutionnalisé.

Sur un babillard, je remarque une fiche, « Histoire de vie » dit le titre. Quelques questions : comment la personne aime se faire appeler, quelle est sa date de naissance, qu’est-ce qu’elle faisait comme travail avant. Pas même un tiers de la page. Le reste des questions ne concerne pas son histoire, il trace les contours de l’histoire de sa maladie, c’est infantilisant comme une fête d’anniversaire pensée par des fonctionnaires. « Tout m’indique que c’est ici que la société se décompose », scandera Virginie Beauregard D. en parlant du CHSLD, alors que le spectacle nous plonge jusqu’au nerf du manque, de l’étouffement, de l’abandon. 

Home DépôtCaroline Laberge

À la médicalisation de la caresse, qui annihile l’affection, s’oppose la danse, qui libère le corps et unit. Claudia Chan Tak flotte, légère, omniprésente. La danse parle là où les mots ne veulent plus rien dire. Elle est la vie, elle est ce qui résiste. L’univers multimédia sursollicite : les objets, les oeuvres visuelles, les images vidéos, l’environnement sonore et musical ainsi que la multitude de performances parlent ensemble dans un langage gorgé de cris. 

Les textes des poètes sont poignants, puissants, troublants. Malheureusement, le jeu et l’interprétation manquent à l’appel. Le micro rend la voix inorganique. La lecture du texte, feuilles en main, les distancie d’une réelle incarnation des mots. L’animation se faisait un peu hésitante le soir de la première, ce qui pouvait par moment rendre les transitions bancales. Mais franchement, on oublie vite ces petits accrocs. 

On l’oublie d’autant plus que la performance d’Alexandre Vallerand nous déracine. Il livre un jeu brut, confrontant, central. Il nous empêche de nous défiler, se joue de nous. Il est sublime et tétanisant. Alex est parti avec un morceau de mon coeur, ce soir-là, et j’aime imaginer qu’il l’a jeté par-dessus son épaule avec l’élan de ses « je m’en câlisse », débarrassé de son « costume d’handicapé », me laissant derrière avec mon empathie meurtrie et c’est bien fait pour moi. L’instant d’une soirée, il a été en pleine possession de toutes mes émotions.

Je ne dirai pas, pour finir, allez voir cette pièce; je dirai, allez la vivre. La vivre fort.

Home dépôt : un musée du périssable

Mise en scène et dramaturgie / cocréatrice : Anne Sophie Rouleau. Scénographie, environnement visuel et costumes / cocréatrice : Marie-Ève Fortier. Auteur, collaborateur dramaturgique et narrateur : Dany Boudreault. Artistes-performeurs et performeuses : Alexandre Vallerand, Claudia Chan Tak et Cédric Soucy. Auteurs et autrices performeurs et performeuses : Sarah Berthiaume, Sébastien David, Véronique Côté, Marilou Craft, Steve Gagnon, Elkahna Talbi, Marie Louise Bibish Mumbu, Jean-Christophe Réhel, Olivier Simard, Maude Veilleux et Virginie Beauregard D. Résidentes performeuses et résidents performeurs : Valérie Bernard, Jean-Martin Brisebois, Francène Cambell, Rémi Gagné, Pierrette Gosselin, Natacha Piquette, Sonia Thibault et Magdalena Guzman. Artiste-médiatrice : Karine Fournier. Assistante à la mise en scène, coordination logistique et répétitrice des résidents et résidentes : Marie-Ève Archambault. Assistance à la scénographie : Anne-Sophie Gaudet. Conception des éclairages : Francis Montillaud. Direction de production : Rachel Morse. Direction technique : Dominic Dubé. Conception vidéo et captation : Louis-Philippe Blain. Graphisme : Marie-Eve Fortier. Une création de Matériaux composites, présentée à Espace Libre jusqu’au 9 mars.