Critiques

Ombre Eurydice Parle : Réappropriation et détours

Ombre Eurydice ParleMarie-Noële Pilon
Ombre Eurydice ParleMarie-Noële Pilon

Six ans après la production colossale des Atrides en 2013, Louis-Karl Tremblay revient à la mythologie grecque. Cette fois-ci, il propose un monologue à trois voix de 70 minutes, celui d’Eurydice, femme d’Orphée, ombre démultipliée, errant dans les enfers, ressassant sa disparition. Dans cette pièce pluridisciplinaire au propos dense, incantatoire et mystérieux, le regard occupe une place centrale et la parole est extirpée du silence avant l’anéantissement.

La production du Théâtre Point d’Orgue fait événement : elle réunit dans un même espace Macha Grenon (de retour sur les planches après 12 ans d’absence) et Stéphanie Cardi, la danseuse Louise Bédard et le chanteur pop Pierre Kwenders, autour d’un texte d’Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature 2004. Ici, la parole n’est pas à Orphée, mais bien aux trois Eurydice, de la plus concrète à la plus abstraite : celle qui écrit (Grenon), celle qui fuit (Cardi), et celle qui arrache (Bédard).

Visages

Ombre Eurydice ParleMarie-Noële Pilon

Rappelons le mythe. Mordue par un serpent, Eurydice meurt et laisse derrière elle Orphée, poète à la lyre envoûtante. Celui-ci décide alors de la ramener avec lui chez les vivants et convainc le dieu des enfers de la laisser partir avec lui. Ce dernier accepte à la condition que les amoureux ne se regardent pas avant d’être sortis du royaume des morts. Le pacte est rompu quand Orphée se retourne pour s’assurer que sa bien-aimée le suit. Eurydice est ramenée aux enfers et Orphée, inconsolable, meurt déchiqueté par les Ménades.

Dans cette réappropriation du mythe, chaque personnage évolue dans un espace qui lui est propre : Orphée, vedette rock, donne un concert de l’autre côté d’une porte située en hauteur, par laquelle nous parviennent les bruits étouffés de la foule et la musique. 

Parallèlement, dans les loges, Eurydice (Grenon, assise à son bureau) travaille sur le manuscrit d’un nouveau livre. Dans celui-ci, son alter ego (Cardi, en contrebas dans un espace circonscrit par deux vitres) part en direction des enfers afin de fuir une relation destructrice.

Bédard, quant à elle, est la voix d’Eurydice, ou bien son ombre, arrachée au mythe, errante, qui peine à se faire entendre. La splendide performance de l’interprète révèle un personnage souverain, torturé et fantomatique.

Paroles

Ombre Eurydice ParleMarie-Noële Pilon

Vêtue de blanc, les traits du visage cachés par une perruque et la bouche bâillonnée par un bas de nylon, Bédard lance l’action en se débarrassant de ses entraves. Petit à petit, les trois Eurydice accèdent à la parole et à la représentation à travers différents thèmes qui s’entremêlent, dont l’achat compulsif de vêtements, le vampirisme d’Orphée et sa mélancolie, l’obsession de la jeunesse, la mort, la condition féminine…

« Quelque chose m’a pénétrée et m’a projetée hors de moi », dit celle qui écrit, reprise par celle qui fuit. Le propos se situe dans le détour et l’ambiguïté, dessinant des portraits en creux de notre société, du mythe, de la création artistique, de la femme… La langue complexe de Jelinek est dure à s’approprier, autant pour les interprètes que pour le public. Grenon et Cardi s’y attellent, hésitant d’abord, puis s’y livrant corps et âme.

Les contradictions traversent la pièce sans être résolues : Eurydice, par la parole, donne forme à Orphée qui, lui, ne peut regarder Eurydice sans qu’elle ne disparaisse à jamais. L’attention donnée à ce jeu d’impasses est centrale dans la mise en scène minutieuse de Tremblay, qui démontre ici de vrais talents d’alchimiste.

Unité

C’est l’apparition tardive d’Orphée, sensuel, inaccessible et vaniteux, qui unit les trois Eurydice en un personnage choral. Celles-ci fuient sa soudaine intrusion dans un lent chassé-croisé soutenu par un éclairage stroboscopique et des torrents de fumée.

Il faut souligner la scénographie intelligente, précise, en clair-obscur, de Karine Galarneau, rendue vibrante par l’environnement sonore de Steve Lalonde. 

Chaque élément de cette présentation est d’une grande cohésion et participe d’une expérience éprouvante dont le souvenir nous suit dans les rues, dans les couloirs du métro et jusque dans nos chambres.

Ombre Eurydice Parle

Texte : Elfriede Jelinek. Traduction : Sophie Andrée Herr. © L’Arche Éditeur. Adaptation : Stéphanie Cardi, Mathieu Leroux et Louis-Karl Tremblay. Mise en scène : Louis-Karl Tremblay. Interprétation : Stéphanie Cardi, Macha Grenon, Louise Bédard et Pierre Kwenders. Dramaturgie et assistance : Mathieu Leroux. Scénographie, costumes et accessoires : Karine Galarneau. Lumière et vidéo : Robin Kittel-Ouimet. Musique originale et environnement sonore : Steve Lalonde. Soutien chorégraphique : Marilyn Daoust. Coaching vocal : Luc Chandonnet. Régie : Gabrielle Girard. Une production du Théâtre Point d’Orgue, présentée au théâtre Prospero jusqu’au 27 avril 2019.