Critiques

La Fissure : de guerre lasse

La FissureDavid Ospina

Toutes les crises conjugales ne sont pas réalistes. Toutes les scènes de ménage ne sont pas banales. Quand on entre s’assoir dans la salle du Théâtre la Licorne, le grand chamboulement a déjà eu lieu. Avant même que les comédien·nes n’apparaissent sur le plateau, le décor est sens dessus dessous, les poubelles déversées, le lit renversé et l’on pressent déjà que la représentation nous entraînera dans un royaume de cauchemar amoureux. Les modèles ne manquent pas : Strindberg, Qui a peur de Virginia Woolf ? Et tous ces récits de deux êtres prêts à aller jusqu’au bout dans l’enfer d’un couple. Mais l’on se rend très vite compte qu’il s’agit moins d’une pièce sur un couple à la dérive que sur une femme qui perd pied. Une fissure au féminin, donc.

Fred rentre du travail, il retrouve Françoise plongée dans le noir, absente, au milieu d’un capharnaüm d’affaires à ranger. Des proches sont attendus pour le souper. Françoise pensait que c’était le lendemain, le frigo est vide, elle ne retrouve plus la liste des courses dressée par Fred. 

la fissureDavid Ospina

Les terrains de friction traditionnels du couple sont vite convoqués par l’autrice et metteuse en scène Amélie Dallaire, qui interprète aussi la conjointe : le rangement intérieur, les courses, les pannes informatiques. Ces clichés sur les tensions d’un ménage composent la trame d’un tango sentimental où les coups de griffe, rancœurs, sous-entendus, non-dits, jalousies et griefs sont entrecoupés de rabibochages qui, eux-mêmes, appellent d’autres trous d’air.

Sur le plateau, c’est une autre histoire. Les comédien·nes ne jouent pas faux, mais trop souvent sur le même registre. Le ton monotone porté par une Françoise dépressive à la perversité feutrée domine l’ensemble de la représentation et finit par annihiler toute émotion, toute vie, toute sensualité, tout esprit. Son personnage est bien plus construit que celui de Fred, sorte de partenaire monolithique et caricatural que Dallaire semble aussi avoir délaissé à l’écriture. À une exception notable, toutefois : lors de la scène qui leur fait chanter l’air de leur premier baiser, au crescendo savoureusement inattendu. C’est drôle, jouissif, enfin vivant ! 

la fissureDavid Ospina

Car, malgré son thème intarissable, malgré sa durée éclair — une petite heure —, la Fissure peine à convaincre et reste bien en deçà du potentiel dramaturgique de son sujet. Au petit jeu du « je t’aime moi non plus », l’écriture d’Amélie Dallaire choisit de s’ancrer dans la trivialité du quotidien. Certaines répliques laissent parfois le public interdit (« j’aime ton haleine, ça sent ta bouche »), auxquelles on préférera les phrases en suspension, inachevées et qui en disent bien plus long.

Dans ces silences, la pièce va au-delà du sens le plus courant de la déchirure d’un couple et aborde un plan plus métaphysique : celui d’une unité qui vacille, d’un grand tout dans lequel il ne serait plus possible de s’inscrire. À l’instar de cette réplique-climax qui sonne la fin de la partie amoureuse : « Dis-le, qu’on en finisse ! », évidemment indicible. 

La Fissure 

Production : Amélie Dallaire en codiffusion avec La Manufacture. Texte et mise en scène : Amélie Dallaire. Œil extérieur : Solène Paré. Avec Amélie Dallaire et Mathieu Quesnel. Assistance à la mise en scène : Vanessa Beaupré. Décor et costumes : Marie-Audrey Jacques. Musique : Jacques Poulin-Denis. Éclairages : Catherine Fournier-Poirier. Une création présentée au Théâtre la Licorne jusqu’au 24 mai 2019.

Maud Cucchi

À propos de

Collaboratrice de JEU depuis 2016, elle a été journaliste culturelle au quotidien Le Droit, à Ottawa, pendant 9 ans.