Critiques

Unfold / 7 Perspectives : En langue étrangère

Unfold© John Londono

Sept interprètes s’avancent par vagues océaniques, devant une image vidéo abstraite, fluide, dans la quasi-obscurité ; des éclairages sophistiqués, tout au long de la pièce, souligneront les corps et les costumes légers et colorés, un point fort du spectacle. Félins, les interprètes rampent, sûrs, sous et entre deux rangées de tables, au ralenti : un long cérémonial est installé.

unfoldJohn Londono

Très tôt, une composition électronique, répétitive et martelée, prend le pas sur la danse. Dans cet espace en 3D, de beaux interprètes humanoïdes, après avoir dérangé les tables, se débarrasseront de ces encombrements pour décliner leur propre chair, en une masse tantôt compacte tantôt informe et diffuse, mélange d’individualité et de nombre que Desnoyers excelle à diriger.

La surprise viendra du bégaiement sonore, tout en finesse, purement rythmique, original. Cet achoppement de bouche, enregistré, est la trouvaille de cette pièce, tandis que les corps s’adonnent à une parade un peu convenue. Ils glissent et se frottent — avec un joli duo féminin de lascivité sexuelle —, avant d’offrir une longue course effrénée. 

La danse jouit d’elle-même, tandis que la musique explose, comme si l’une cherchait à éliminer l’autre — effacées sont la vidéo et la scénographie (de grâce, ôtez-nous la fumée). Le bégaiement, alors très audible, correspond à tous les fractionnements, aux chutes et aux disparitions et, surtout, aux répétitions : la langue intraduisible de la danse se veut ainsi suspendue, mi-dite (Unfold).

Répétition

Le bégaiement, ce parler entravé, est une intrusion ici très intéressante. Gilles Deleuze disait qu’« Un style, c’est arriver à bégayer dans sa propre langue. » Kafka, Beckett, Gherasim Luca, Godard ont bégayé un jour. Desnoyers aurait pu garder la piste, sans que la pièce finisse ailleurs, dans un duo plutôt parachuté.

unfold 7 perspectivesJohn Londono

Bégayer est une porte de l’inconscient qui s’entrouvre et palpite. Tel est ce corps impudique, aux mouvements volontaires et avec les autres, tremblés, élancés, insaisissables ; bégayer est un rythme, une scansion d’art. Ce corps inimitable qui dit son trouble, sa direction propre, cette bévue qui se répète malgré soi bredouille et articule son désir d’être, incomplet, latent et patent.

« Parler sa langue comme un étranger », disait le philosophe à propos des écrivains bilingues. Desnoyers a toujours été bilingue : musicienne et danseuse. Cela ne va pas de soi. Il y a des fièvres intéressantes dans sa danse, des balbutiements masqués de beaucoup de beauté : est-ce la joie des souffles et des sons de l’enfance, qui font un retour par surprise, réagencés, repoussés, presque interdits?   

unfold 7 perspectivesJohn Londono

Ce « théâtre de bouche », disait Luca, ce « mauvais pas » qu’est la distorsion du mot, a du mal à s’avouer, tant il appartient au corps. Cette sensation mutique, parlant de trac et de peurs, bafoue la norme du discours. Or Desnoyers insiste sur les contraintes dans ses créations : il en sort ce rythme, cet affolement et leurs multiples résistances.   

Quand Arthur H chante Prendre corps, on songe à toute la charge d’inconscient qui féconde le bon goût. À cette langue attrapée par Desnoyers, qui tangue dans la bouche, qui refuse de se poser, prisonnière d’un corps toujours à libérer, on sent le double hémisphère créatif : le mouvement et le son sont des voies naturelles de son langage. Mais cette riche tension d’elle n’est pas simple à décoder. 

Unfold / 7 Perspectives

Un spectacle du Carré des Lombes. Direction artistique et chorégraphie : Danièle Desnoyers. Interprétation :Myriam Arseneault, Paige Culley, Jean-Benoit Labrecque-Gilbert, Louis-Elyan Martin, Milan Panet-Gigon, Nicolas Patry, Brontë Poiré-Prest. Musique : Ben Shemie. Scénographie : Geneviève Lizotte. Costumes et maquillages : Angelo Barsetti. Éclairages : Gonzalo Soldi/HUB Studio. Dramaturgie : Guy Cools. Regards artistiques : Sophie Corriveau, Anne Thériault. Création présentée à l’occasion du Festival TransAmériques, à l’Édifice Wilder, du 30 mai au 1er juin.