De celui des nains de jardin à celui des gangs de rue, les univers des relectures de Roméo et Juliette ont été nombreux. Pris à bras le corps par l’autrice Rébecca Déraspe et la compagnie Nuages en pantalon, le récit amoureux s’enveloppe de féminisme, d’humour, d’une énergie lubrique et d’une clarté nouvelle.
Entre les scènes emblématiques (le bal, le balcon, la mort de Mercutio, l’exil de Roméo et le double suicide des amants), bien des tergiversations s’étirent en longues tirades dans le texte original. L’intérêt de l’adaptation habile opérée par Rébecca Déraspe est de n’avoir eu aucune pitié pour les phrases devenues obscures au fil des siècles. Elle conserve la propension du barde à mettre en bouche des répliques sonnantes et bien tournées, des insultes arrogantes et des promesses d’amours sublimes, tout en se permettant de réjouissants pas de côté. Dans cette version, l’entourage de Roméo supporte moins longtemps ses tirades, tandis que la manière dont Juliette est contrainte au mariage et les clichés sur la colère des femmes suscitent des commentaires appuyés.
Surtout, les rôles féminins se sont démultipliés et ont gagné en puissance et en importance. Le souverain devient souveraine sous les traits d’Érika Gagnon en tailleur, Benvolio devient Benvolia (excellente Laurence Moisan-Bédard) et la famille de Juliette est menée de main de fer par Lady Capulet, interprétée avec force et sensualité par Marie-Hélène Lalande, qui cosigne le scénario du spectacle avec le metteur en scène Jean-Philippe Joubert. Elle envoie son mari mal à l’aise (très bon Christian Michaud) avoir des conversations avec Juliette sur les mystères de la vie (ou plutôt « l’ouverture » nécessaire dont elle doit faire preuve envers Pâris) et éclatera de toute sa laideur dans une dérangeante scène de violence domestique.
Laurence Champagne en Juliette et Gabriel Cloutier-Tremblay en Roméo forment un couple convaincant. Leurs étreintes sont magnétiques et on savoure l’intelligence de l’autrice d’avoir inversé les rôles dans la scène du balcon, où Juliette courtise et conquiert son Roméo troublé et ravi. À travers leurs flots de répliques passionnées, quelques-unes prononcées de façon mécanique et désincarnée, tombent toutefois à plat. Un flou étrange dans une partition où, autrement, on s’amuse à jouer sur les différents tons et à les marier pour susciter des effets dramatiques et comiques. David Bouchard fait rire en Pâris bafouillant et empesé, alors que Marie-Josée Bastien est carrément clownesque en nourrice qui étale ses souvenirs d’allaitement et les récits salaces. Lors du grand bal, un déferlement de costumes décadents qui croisent l’opulence de la haute couture et la lubricité festive d’un party sadomasochiste queer, elle est cintrée dans un sautillant bouquet de fleurs — ce qui nous offre des images mémorables de drôlerie. Olivier Normand brille en Mercutio imprévisible, impulsif et fortement sexué.
Les affrontements Capulet-Montaigu s’accompagnent d’un sans-gêne et de provocations vulgaires qui enlèvent les apparences chevaleresques que les vers shakespeariens pourraient donner. Les bagarres, bien que menées avec une rage sauvage, sont finement chorégraphiées en danses brutes et harmonieuses. L’ensemble de la distribution fait preuve d’une énergie dévouée et précise. Mots et gestes s’accordent dans un ballet réfléchi avec cœur par Jean-Philippe Joubert.
On va de surprise en surprise dans la première partie, tandis que la seconde, où il y a moins de scènes de groupe et plus de conversations en huis clos, laisse l’impression qu’on aurait pu couper (ou écheveler les choses) un brin. À la première médiatique, on ne pouvait qu’être désolé·e du ratage du meurtre par balles de Tybalt (le bruit des balles et les éclats rouges sur la poitrine de la victime sont survenus alors que Roméo tenait son arme vers le sol) et de la valse du décor sur roulettes de la maison du professeur Laurent (une version hippie et entourée de verdure du Frère Laurent).
Autrement, la scénographie en forteresse que les personnages escaladent allègrement rappelle les fortifications du Vieux-Québec. Il devient castelet et révèle des pièces pivotantes pour créer des lieux secondaires — dont une salle d’entraînement et un café meublé de tables à pique-nique. La plupart des scènes sont enveloppées d’une trame sonore quasi cinématographique, qui découpe les ambiances comme l’adaptation et l’interprétation ont réussi à moduler les tons. On salue la cohésion et l’audace du projet, porté par une équipe hautement inspirée.
Texte : William Shakespeare. Adaptation : Rébecca Déraspe. Scénario : Marie-Hélène Lalande et Jean-Philippe Joubert. Mise en scène : Jean-Philippe Joubert (avec Marie-Hélène Lalande). Assistance à la mise en scène : Caroline Martin. Scénographie : Claudia Gendreau. Costumes : Julie Morel. Musique : Mathieu Campagna. Éclairages : Keven Dubois. Mouvements : Alan Lake. Avec Marie-Josée Bastien, David Bouchard, Ariel Charest, Laurence Champagne, Gabriel Cloutier-Tremblay, Gabriel Fournier, Érika Gagnon, Marie-Hélène Lalande, Valérie Laroche, Nicolas Létourneau, Mélissa Merlo, Christian Michaud, Laurence Moisan-Bédard, Olivier Normand, Jocelyn Paré, Marco Poulin et Lucien Ratio. Une production du Trident en collaboration avec Nuages en pantalon – compagnie de création présentée jusqu’au 28 mars 2020.
De celui des nains de jardin à celui des gangs de rue, les univers des relectures de Roméo et Juliette ont été nombreux. Pris à bras le corps par l’autrice Rébecca Déraspe et la compagnie Nuages en pantalon, le récit amoureux s’enveloppe de féminisme, d’humour, d’une énergie lubrique et d’une clarté nouvelle.
Entre les scènes emblématiques (le bal, le balcon, la mort de Mercutio, l’exil de Roméo et le double suicide des amants), bien des tergiversations s’étirent en longues tirades dans le texte original. L’intérêt de l’adaptation habile opérée par Rébecca Déraspe est de n’avoir eu aucune pitié pour les phrases devenues obscures au fil des siècles. Elle conserve la propension du barde à mettre en bouche des répliques sonnantes et bien tournées, des insultes arrogantes et des promesses d’amours sublimes, tout en se permettant de réjouissants pas de côté. Dans cette version, l’entourage de Roméo supporte moins longtemps ses tirades, tandis que la manière dont Juliette est contrainte au mariage et les clichés sur la colère des femmes suscitent des commentaires appuyés.
Surtout, les rôles féminins se sont démultipliés et ont gagné en puissance et en importance. Le souverain devient souveraine sous les traits d’Érika Gagnon en tailleur, Benvolio devient Benvolia (excellente Laurence Moisan-Bédard) et la famille de Juliette est menée de main de fer par Lady Capulet, interprétée avec force et sensualité par Marie-Hélène Lalande, qui cosigne le scénario du spectacle avec le metteur en scène Jean-Philippe Joubert. Elle envoie son mari mal à l’aise (très bon Christian Michaud) avoir des conversations avec Juliette sur les mystères de la vie (ou plutôt « l’ouverture » nécessaire dont elle doit faire preuve envers Pâris) et éclatera de toute sa laideur dans une dérangeante scène de violence domestique.
Laurence Champagne en Juliette et Gabriel Cloutier-Tremblay en Roméo forment un couple convaincant. Leurs étreintes sont magnétiques et on savoure l’intelligence de l’autrice d’avoir inversé les rôles dans la scène du balcon, où Juliette courtise et conquiert son Roméo troublé et ravi. À travers leurs flots de répliques passionnées, quelques-unes prononcées de façon mécanique et désincarnée, tombent toutefois à plat. Un flou étrange dans une partition où, autrement, on s’amuse à jouer sur les différents tons et à les marier pour susciter des effets dramatiques et comiques. David Bouchard fait rire en Pâris bafouillant et empesé, alors que Marie-Josée Bastien est carrément clownesque en nourrice qui étale ses souvenirs d’allaitement et les récits salaces. Lors du grand bal, un déferlement de costumes décadents qui croisent l’opulence de la haute couture et la lubricité festive d’un party sadomasochiste queer, elle est cintrée dans un sautillant bouquet de fleurs — ce qui nous offre des images mémorables de drôlerie. Olivier Normand brille en Mercutio imprévisible, impulsif et fortement sexué.
Les affrontements Capulet-Montaigu s’accompagnent d’un sans-gêne et de provocations vulgaires qui enlèvent les apparences chevaleresques que les vers shakespeariens pourraient donner. Les bagarres, bien que menées avec une rage sauvage, sont finement chorégraphiées en danses brutes et harmonieuses. L’ensemble de la distribution fait preuve d’une énergie dévouée et précise. Mots et gestes s’accordent dans un ballet réfléchi avec cœur par Jean-Philippe Joubert.
On va de surprise en surprise dans la première partie, tandis que la seconde, où il y a moins de scènes de groupe et plus de conversations en huis clos, laisse l’impression qu’on aurait pu couper (ou écheveler les choses) un brin. À la première médiatique, on ne pouvait qu’être désolé·e du ratage du meurtre par balles de Tybalt (le bruit des balles et les éclats rouges sur la poitrine de la victime sont survenus alors que Roméo tenait son arme vers le sol) et de la valse du décor sur roulettes de la maison du professeur Laurent (une version hippie et entourée de verdure du Frère Laurent).
Autrement, la scénographie en forteresse que les personnages escaladent allègrement rappelle les fortifications du Vieux-Québec. Il devient castelet et révèle des pièces pivotantes pour créer des lieux secondaires — dont une salle d’entraînement et un café meublé de tables à pique-nique. La plupart des scènes sont enveloppées d’une trame sonore quasi cinématographique, qui découpe les ambiances comme l’adaptation et l’interprétation ont réussi à moduler les tons. On salue la cohésion et l’audace du projet, porté par une équipe hautement inspirée.
Roméo et Juliette
Texte : William Shakespeare. Adaptation : Rébecca Déraspe. Scénario : Marie-Hélène Lalande et Jean-Philippe Joubert. Mise en scène : Jean-Philippe Joubert (avec Marie-Hélène Lalande). Assistance à la mise en scène : Caroline Martin. Scénographie : Claudia Gendreau. Costumes : Julie Morel. Musique : Mathieu Campagna. Éclairages : Keven Dubois. Mouvements : Alan Lake. Avec Marie-Josée Bastien, David Bouchard, Ariel Charest, Laurence Champagne, Gabriel Cloutier-Tremblay, Gabriel Fournier, Érika Gagnon, Marie-Hélène Lalande, Valérie Laroche, Nicolas Létourneau, Mélissa Merlo, Christian Michaud, Laurence Moisan-Bédard, Olivier Normand, Jocelyn Paré, Marco Poulin et Lucien Ratio. Une production du Trident en collaboration avec Nuages en pantalon – compagnie de création présentée jusqu’au 28 mars 2020.