Critiques

Errances : L’impulsion du retour

© Emmanuelle Boileau

La performance déambulatoire Errances a d’abord été présentée en novembre 2019 par Mélanie Binette, cofondatrice du collectif Milieu de nulle part, en hommage à son père décédé en 2002 sur le parvis du Théâtre Maisonneuve. L’œuvre traite de la mort et du deuil de manière personnelle, mais aussi collective en fonction de lieux investis par les vivants. Dans la version originale, Mélanie Binette déambulait à l’intérieur et à l’extérieur de la Place des Arts en tenant un·e participant·e par la main. Dans le cadre du OFFTA, l’artiste propose une variante de la performance. Les personnes intéressées peuvent vivre l’expérience en solo en marchant dans le quartier de leur choix tout en écoutant la baladodiffusion, d’une durée d’une heure, écrite et interprétée par Mélanie Binette.

La diplômée en théâtre de l’UQAM parle du long deuil de 17 ans qui a suivi la mort de son père. Celui-ci a succombé à une crise cardiaque avant d’entrer dans la salle où Mélanie Binette assistait à un spectacle d’Yvon Deschamps. Tristesse, incompréhension, colère, sentiment de culpabilité l’ont hantée pendant des années après cette fin brutale. Elle partage ses sentiments intimes et ses réflexions profondes sur le deuil, cet « état que l’on construit avec le temps », en nous invitant à réfléchir à nos propres deuils, grands et petits, incluant ceux que l’on vit en raison de la crise de la COVID-19.

La créatrice pose un regard ironique, voire mordant, sur les « bons maires » de Montréal qui ont rasé un quartier afin de créer puis de modifier le secteur de la Place des Arts. Elle rappelle, qu’au départ, les artistes d’ici ont dû se battre pour que le complexe culturel ne devienne pas la « Place des autres », les artistes étrangers. Elle aborde des questions socio-politiques qui l’intéressent comme la disparition de sites patrimoniaux, l’identité individuelle et collective, et réfléchit aux états psychologiques temporaires ou permanents touchant les personnes qui ont perdu quelque chose ou quelqu’un.

Catalyseur d’imaginaires et de souvenirs

La voix de Mélanie Binette, la musique, les effets sonores et même les silences nous amènent à comparer nos idées et nos sentiments aux siens. Le déambulatoire agit tel un facilitateur dans le chemin qui mène à notre mémoire et à nos deuils. Sans être tout à fait là, la performeuse nous tient en quelque sorte par la main. Son texte sait être poignant, lorsqu’elle nous apprend qu’elle sera probablement un jour victime d’une crise cardiaque comme trop de gens dans sa famille, mais aussi lucide et rationnel quand elle parle des liens unissant les gens aux lieux, les émotions aux idées.

Les arrêts proposés durant la promenade créent une sorte de bulle étrange et familière à la fois. Cette voix dans notre tête donne l’impression qu’une rencontre véritable se produit. Un lieu de sensations qui se rapproche de l’état où l’on se trouve parfois au théâtre quand une pièce réussit à nous toucher. La performance nous fait « flotter » dans un espace/temps volé à l’éternité de la mort et de l’absence. Invitation à un périple intérieur réussi, Errances s’avère un concept abouti doté d’un grand potentiel créatif qui donne envie d’assumer cette impulsion du retour vers celles et ceux qui nous ont quittés.

Après, il est possible de prendre rendez-vous avec Mélanie Binette pour échanger avec elle, par écrit ou au téléphone, au sujet de l’expérience vécue. Ce n’est donc pas une performance à sens unique, mais plutôt un catalyseur d’imaginaires et de souvenirs où les accidents de parcours font aussi la richesse de l’œuvre.

Errances

Idéation, performance et texte : Mélanie Binette. Compositions sonores : Anette Zénith et Hazy Montagne Mystique. Support en interprétation : Maryse Beauchamp. Montage et mixage audio : David Fournier. Direction technique œuvre d’origine : Guillaume Lévesque. Réalisation teaser : Emmanuelle Boileau. Une production de Milieu de nulle part, présentée dans le cadre du OFFTA jusqu’au 1er juin 2020.