En 2016, le Conseil des arts du Canada annonçait la création du Fonds Stratégie numérique, alors que le ministère de la Culture et des Communications du Québec lançait un important Plan culturel numérique, confiant des mandats spécifiques au Conseil des arts et des lettres du Québec. Quelles sont les visées de ces ambitieux programmes ?
Alors que l’industrie musicale a négocié son virage numérique sur les chapeaux de roues, son secteur économique s’étant numérisé en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il semblerait que le milieu théâtral tarde à prendre le train en marche. Pourtant, la relation avec le spectateur, le développement de public et la diffusion des œuvres auraient bien des choses à gagner du numérique.
Les Conseils des arts ont mis en place, au fédéral un Fonds Stratégie numérique, au provincial des mesures émanant du Plan culturel numérique, pour encourager l’emploi des nouvelles technologies appliquées à la diffusion des œuvres, à leur promotion, au développement et à l’accompagnement du public dans sa fréquentation des arts. En ce qui concerne les projets de création avec des outils numériques, ils sont soutenus par les programmes réguliers des bailleurs de fonds, et non par ces programmes spécifiques.
Changer les modes de travail
Le Fonds Stratégie numérique du Conseil des arts du Canada (CAC) est transitoire, une mesure exceptionnelle dotée d’une enveloppe qui ne l’est pas moins : 88,5 millions sur cinq ans. Il est consacré aux projets qui encouragent l’acquisition de la littératie numérique, qui proposent des changements radicaux, non seulement dans la façon de faire, mais dans la façon de penser : « Il faut aider le secteur à s’adapter à une révolution majeure, essentielle, fondamentale, dit Simon Brault, directeur du CAC. On ne peut pas s’interroger sur l’avenir du théâtre sans se poser la question de ce que le numérique va changer dans les attentes, les conceptions et les habitudes des citoyens. » Sylvie Gilbert, qui dirige le Fonds, précise d’emblée que celui-ci ne vise pas à remplacer le soutien à la création, mais à accompagner la transition vers le changement : « Cependant, il faut faire la distinction entre créer et innover. On peut être hyper créatif sans pour autant innover dans la façon de faire les choses. Innover, c’est changer le modèle avec lequel on travaille. »
Pour la directrice du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), Anne-Marie Jean, le numérique est une occasion de remettre en cause habitudes et méthodes de travail : « Plutôt que de voir le numérique comme une menace, il faut le traduire en bonnes occasions. Nous n’imposons à personne d’utiliser le numérique, mais il a un impact sur la fréquentation, et nous cherchons à soutenir la réflexion sur cette réalité. Nous avons mis en place un chantier de travail interne nommé La diffusion à l’ère numérique, puisque que c’est là que se situent les enjeux et les changements. »
Les actuels efforts de soutien structurel des créateurs et des compagnies culturelles en lien avec le numérique s’inscrivent dans un processus de réflexion et de travail engagé il y a plus de 20 ans. Entre 1996 et 1999, plus de 50 millions de dollars en développement de contenus furent consentis au numérique par le Fonds de l’autoroute de l’information. Le rapport @LON (réalisé par le CALQ en 2011 et qui visait à définir une stratégie numérique en culture), le rapport Porte grande ouverte sur le numérique (SODEC), ou encore le Sommet sur les arts à l’ère numérique du printemps 2017 (CAC) s’inscrivent dans cette réflexion. « Le Forum sur les arts numériques, organisé par le CALQ à Montréal en juin 2011, a débouché sur la création du secteur arts numérique au Conseil », précise Réjean Perron, directeur du soutien à la diffusion et au rayonnement international au CALQ.
Des mesures ponctuelles pour le numérique ont été mises en place par le CALQ, bien avant le Plan culturel numérique : « Elles ne font pas partie du financement de base, précise Alain Depocas, chargé de programme en arts numériques, cinéma, vidéo, arts multidisciplinaires et musique, ce sont des fonds non récurrents. Nous avons invité les organismes à créer des partenariats, afin de recevoir des demandes en concertation et en mutualisation. Les projets les plus audacieux, prometteurs de changement, ont été soutenus, particulièrement ceux couvrant les aspects de la gestion. En ce qui a trait aux archives, on peut citer l’exemple de la Fondation Jean-Pierre Perreault, qui a réalisé ses boîtes chorégraphiques en collaboration avec Bibliothèque et Archives nationales du Québec, détentrice du fonds Jean-Pierre Perreault. »
Pour les deux Conseils, il est clair que la révolution numérique demande de repenser la philosophie du travail. Alors que, jusqu’ici, les compagnies fonctionnaient en silos, il leur est désormais préconisé de mutualiser leurs données, d’aller chercher des compétences, des experts, des partenaires, des idées en dehors de leur milieu. Il y de quoi en décoiffer quelques-uns… « La concurrence, ce n’est pas le voisin qui fait du théâtre, mais ce qui vient de partout et qu’on trouve sur le web, ajoute Anne-Marie Jean. Si on partage, on est plus forts. »
Le développement des publics
La révolution numérique est donc en marche. Et si les Conseils mettent le paquet, c’est, il faut bien se l’avouer, pour tenter de rattraper le retard du Québec et du Canada en la matière. Sylvie Gilbert le reconnaît, en Europe, les stratégies numériques ont été mises en place il y a plus de dix ans : « Ce temps peut nous éviter certaines erreurs, ou nous faire profiter de celles des autres. Le numérique nous permet de réfléchir à des manières de faire les choses différemment, de travailler autrement, même sur le plan administratif. »
« Les gens de théâtre doivent développer une pensée sur le numérique, constate Simon Brault. Il y a 20 ans, les théoriciens de la médiation culturelle en France disaient : le théâtre ne fonctionnera pas si on ne réussit pas à offrir quelque chose avant et après la pièce. Qu’est-ce que l’expérience ? C’est un événement qui a un avant et un après. Aujourd’hui, le théâtre est le plus gros investissement public au Québec (au Canada, c’est la musique). Pourquoi n’y a-t-il pas d’accompagnement avant et après une pièce, alors que les outils numériques le permettent ? Cette migration du développement des publics avec les outils numériques ne s’est pas encore faite, mais il n’est pas trop tard. Si on veut avoir des spectateurs de théâtre dans les années qui viennent, il faut rejoindre ceux qui sont en ligne, sinon ils seront de moins en moins nombreux à sortir de chez eux pour vivre l’expérience du théâtre. »
C’est, pour Anne-Marie Jean, la principale menace du numérique : « Les gens vont rester dans le confort de leur foyer. Souvent, ils sont fixés à leurs écrans, il faut trouver une façon de les en libérer. Ils ont moins de temps disponible pour la fréquentation des arts de la scène parce qu’ils en passent plus devant les écrans. »
Comme le fait remarquer Simon Brault, il y a peut-être, aussi, un problème de génération. Certaines équipes plus jeunes savent parfaitement tirer profit des nouvelles technologies pour promouvoir leurs événements, avec une utilisation respectueuse des données et des réseaux sociaux. Mais il faut revoir les moyens de toucher les jeunes : « Le numérique change la façon dont on s’adresse au citoyen. Il faut nous assurer de faire un développement de public efficace, de renouveler le public du théâtre. La grande promesse du numérique, ça reste l’accès. On doit être capable de démontrer que le Fonds a accru l’accès des citoyens aux arts. Si on réussit à multiplier les points d’entrées sur la culture, on aura des arguments pour continuer. »
La compagnie Porte Parole est souvent citée comme modèle en développement de public numérique, grâce à J’aime Hydro de Christine Beaulieu. « Le spectacle allie l’expérience de la diffusion web et de la balado, dit Réjean Perron. L’intégration des outils numériques dans la diffusion et la promotion a permis de créer un intérêt avant même l’arrivée du spectacle dans les régions. » La dimension numérique du spectacle est venue le bonifier « alors qu’on aurait pu penser au départ qu’elle allait l’éventer, reprend Anne-Marie Jean. Mais c’est le contraire qui s’est passé, les gens ont voulu aller voir ce qu’ils avaient au préalable entendu. Une pièce de théâtre, pour qu’elle soit intéressante sur un écran, doit être recréée en composant avec les contraintes spécifiques de ce véhicule. C’est la démarche d’Isabelle Van Grimde, qui recréé une chorégraphie pour le web sans sacrifier pour autant la création et le spectacle vivant. Une pièce de théâtre peut se décliner de multiples façons et un personnage peut exister sur différentes plateformes. »
Un autre bel exemple est le projet de mutualisation des données massives du Partenariat du Quartier des spectacles : « Il permet de comprendre ce que nous souhaitons voir se développer, précise Anne-Marie Jean. La chose la plus importante dans ce projet est la volonté de travailler ensemble, d’échanger et de ne pas avoir peur d’ouvrir nos données, c’est le plus grand défi de ce projet et c’est aussi le plus intéressant. »
Accompagner les changements
Dans cette terra incognita, on peut désormais se diriger à vue. Les programmes, en se donnant les moyens de leurs ambitions, accordent du temps de réflexion, du moins en théorie, aux porteurs de projets. On peut chercher, explorer, tester : « C’est le propre du numérique, ajoute Sylvie Gilbert. Dans l’esprit numérique, quand on développe un produit, on le fait par itérations, on progresse par courtes phases. » Le développement agile demande que les progrès soient régulièrement évalués : « L’exploration implique la prise de risque, le droit à l’erreur, dit Anne-Marie Jean. Nous ne voulons pas confiner ou condamner les organismes à déposer des projets avec obligation de réussite, mais encourager l’acquisition de connaissances et le partage d’expertise. »
« Quand on écoute les débats sur l’intelligence artificielle, reprend Simon Brault, on réalise que la seule façon de progresser rapidement, c’est de partager les connaissances le plus vite possible. Comme elles sont à l’extérieur du milieu, chez les experts, dans les universités, il faut créer des ponts avec d’autres secteurs, des passerelles qui ne sont pas en place en ce moment. Nous avons aussi la responsabilité de développer un discours cohérent sur le numérique. J’ai toujours été proche de l’idée de l’humanisme numérique ; la place de l’humain dans le numérique est un sujet très important pour les gens de théâtre. Mais je m’aperçois que l’absence ou le manque de savoir et de formation sur la question des enjeux du numérique, de la pensée numérique, est quelque chose qui nuit énormément. Les leaders du milieu du théâtre, à part quelques-uns, prennent une position de rejet, de refus. Mais pour faire face aux dangers, il faut connaître ceux-ci. Il faut comprendre que le numérique interroge la position de l’homme au centre de sa civilisation. C’est la première fois dans l’histoire qu’on imagine expulser l’être humain du modèle civilisationnel. Pour celles et ceux qui font du théâtre, c’est une question fondamentale, mais ce genre de débat ne survient pas suffisamment à l’heure actuelle. On le voit beaucoup en France, en Allemagne, mais pas assez au Canada, très peu au Québec. Peu de publications traitent de ces sujets. Il reste un gros travail de vulgarisation à faire. Et de développement de conversations substantielles sur ces sujets. »
Si le numérique demande aux artistes de revoir leurs modes de création, de production, de diffusion et de promotion, de bouleverser profondément leurs habitudes de travail, cela implique également de modifier les processus d’évaluation, non plus basés sur les résultats mais sur un engagement à long terme. « L’avenir sera numérique », a-t-on entendu lors du dévoilement de la Politique culturelle du Québec, en juin 2018, qui annonçait un engagement de 168 millions de dollars pour le numérique. Mais, dans un climat pré-électoral propice aux belles promesses, et malgré quelques enveloppes débordant de millions de dollars, la culture reste toujours dans un flou des plus artistiques, sans vraiment savoir à quelle sauce elle sera mangée en octobre… Aigre douce, peut-être ?
Jean-Robert Bisaillon et Michelle Chanonat
En 2016, le Conseil des arts du Canada annonçait la création du Fonds Stratégie numérique, alors que le ministère de la Culture et des Communications du Québec lançait un important Plan culturel numérique, confiant des mandats spécifiques au Conseil des arts et des lettres du Québec. Quelles sont les visées de ces ambitieux programmes ?
Alors que l’industrie musicale a négocié son virage numérique sur les chapeaux de roues, son secteur économique s’étant numérisé en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il semblerait que le milieu théâtral tarde à prendre le train en marche. Pourtant, la relation avec le spectateur, le développement de public et la diffusion des œuvres auraient bien des choses à gagner du numérique.
Les Conseils des arts ont mis en place, au fédéral un Fonds Stratégie numérique, au provincial des mesures émanant du Plan culturel numérique, pour encourager l’emploi des nouvelles technologies appliquées à la diffusion des œuvres, à leur promotion, au développement et à l’accompagnement du public dans sa fréquentation des arts. En ce qui concerne les projets de création avec des outils numériques, ils sont soutenus par les programmes réguliers des bailleurs de fonds, et non par ces programmes spécifiques.
Changer les modes de travail
Le Fonds Stratégie numérique du Conseil des arts du Canada (CAC) est transitoire, une mesure exceptionnelle dotée d’une enveloppe qui ne l’est pas moins : 88,5 millions sur cinq ans. Il est consacré aux projets qui encouragent l’acquisition de la littératie numérique, qui proposent des changements radicaux, non seulement dans la façon de faire, mais dans la façon de penser : « Il faut aider le secteur à s’adapter à une révolution majeure, essentielle, fondamentale, dit Simon Brault, directeur du CAC. On ne peut pas s’interroger sur l’avenir du théâtre sans se poser la question de ce que le numérique va changer dans les attentes, les conceptions et les habitudes des citoyens. » Sylvie Gilbert, qui dirige le Fonds, précise d’emblée que celui-ci ne vise pas à remplacer le soutien à la création, mais à accompagner la transition vers le changement : « Cependant, il faut faire la distinction entre créer et innover. On peut être hyper créatif sans pour autant innover dans la façon de faire les choses. Innover, c’est changer le modèle avec lequel on travaille. »
Pour la directrice du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), Anne-Marie Jean, le numérique est une occasion de remettre en cause habitudes et méthodes de travail : « Plutôt que de voir le numérique comme une menace, il faut le traduire en bonnes occasions. Nous n’imposons à personne d’utiliser le numérique, mais il a un impact sur la fréquentation, et nous cherchons à soutenir la réflexion sur cette réalité. Nous avons mis en place un chantier de travail interne nommé La diffusion à l’ère numérique, puisque que c’est là que se situent les enjeux et les changements. »
Les actuels efforts de soutien structurel des créateurs et des compagnies culturelles en lien avec le numérique s’inscrivent dans un processus de réflexion et de travail engagé il y a plus de 20 ans. Entre 1996 et 1999, plus de 50 millions de dollars en développement de contenus furent consentis au numérique par le Fonds de l’autoroute de l’information. Le rapport @LON (réalisé par le CALQ en 2011 et qui visait à définir une stratégie numérique en culture), le rapport Porte grande ouverte sur le numérique (SODEC), ou encore le Sommet sur les arts à l’ère numérique du printemps 2017 (CAC) s’inscrivent dans cette réflexion. « Le Forum sur les arts numériques, organisé par le CALQ à Montréal en juin 2011, a débouché sur la création du secteur arts numérique au Conseil », précise Réjean Perron, directeur du soutien à la diffusion et au rayonnement international au CALQ.
Des mesures ponctuelles pour le numérique ont été mises en place par le CALQ, bien avant le Plan culturel numérique : « Elles ne font pas partie du financement de base, précise Alain Depocas, chargé de programme en arts numériques, cinéma, vidéo, arts multidisciplinaires et musique, ce sont des fonds non récurrents. Nous avons invité les organismes à créer des partenariats, afin de recevoir des demandes en concertation et en mutualisation. Les projets les plus audacieux, prometteurs de changement, ont été soutenus, particulièrement ceux couvrant les aspects de la gestion. En ce qui a trait aux archives, on peut citer l’exemple de la Fondation Jean-Pierre Perreault, qui a réalisé ses boîtes chorégraphiques en collaboration avec Bibliothèque et Archives nationales du Québec, détentrice du fonds Jean-Pierre Perreault. »
Pour les deux Conseils, il est clair que la révolution numérique demande de repenser la philosophie du travail. Alors que, jusqu’ici, les compagnies fonctionnaient en silos, il leur est désormais préconisé de mutualiser leurs données, d’aller chercher des compétences, des experts, des partenaires, des idées en dehors de leur milieu. Il y de quoi en décoiffer quelques-uns… « La concurrence, ce n’est pas le voisin qui fait du théâtre, mais ce qui vient de partout et qu’on trouve sur le web, ajoute Anne-Marie Jean. Si on partage, on est plus forts. »
Le développement des publics
La révolution numérique est donc en marche. Et si les Conseils mettent le paquet, c’est, il faut bien se l’avouer, pour tenter de rattraper le retard du Québec et du Canada en la matière. Sylvie Gilbert le reconnaît, en Europe, les stratégies numériques ont été mises en place il y a plus de dix ans : « Ce temps peut nous éviter certaines erreurs, ou nous faire profiter de celles des autres. Le numérique nous permet de réfléchir à des manières de faire les choses différemment, de travailler autrement, même sur le plan administratif. »
« Les gens de théâtre doivent développer une pensée sur le numérique, constate Simon Brault. Il y a 20 ans, les théoriciens de la médiation culturelle en France disaient : le théâtre ne fonctionnera pas si on ne réussit pas à offrir quelque chose avant et après la pièce. Qu’est-ce que l’expérience ? C’est un événement qui a un avant et un après. Aujourd’hui, le théâtre est le plus gros investissement public au Québec (au Canada, c’est la musique). Pourquoi n’y a-t-il pas d’accompagnement avant et après une pièce, alors que les outils numériques le permettent ? Cette migration du développement des publics avec les outils numériques ne s’est pas encore faite, mais il n’est pas trop tard. Si on veut avoir des spectateurs de théâtre dans les années qui viennent, il faut rejoindre ceux qui sont en ligne, sinon ils seront de moins en moins nombreux à sortir de chez eux pour vivre l’expérience du théâtre. »
C’est, pour Anne-Marie Jean, la principale menace du numérique : « Les gens vont rester dans le confort de leur foyer. Souvent, ils sont fixés à leurs écrans, il faut trouver une façon de les en libérer. Ils ont moins de temps disponible pour la fréquentation des arts de la scène parce qu’ils en passent plus devant les écrans. »
Comme le fait remarquer Simon Brault, il y a peut-être, aussi, un problème de génération. Certaines équipes plus jeunes savent parfaitement tirer profit des nouvelles technologies pour promouvoir leurs événements, avec une utilisation respectueuse des données et des réseaux sociaux. Mais il faut revoir les moyens de toucher les jeunes : « Le numérique change la façon dont on s’adresse au citoyen. Il faut nous assurer de faire un développement de public efficace, de renouveler le public du théâtre. La grande promesse du numérique, ça reste l’accès. On doit être capable de démontrer que le Fonds a accru l’accès des citoyens aux arts. Si on réussit à multiplier les points d’entrées sur la culture, on aura des arguments pour continuer. »
La compagnie Porte Parole est souvent citée comme modèle en développement de public numérique, grâce à J’aime Hydro de Christine Beaulieu. « Le spectacle allie l’expérience de la diffusion web et de la balado, dit Réjean Perron. L’intégration des outils numériques dans la diffusion et la promotion a permis de créer un intérêt avant même l’arrivée du spectacle dans les régions. » La dimension numérique du spectacle est venue le bonifier « alors qu’on aurait pu penser au départ qu’elle allait l’éventer, reprend Anne-Marie Jean. Mais c’est le contraire qui s’est passé, les gens ont voulu aller voir ce qu’ils avaient au préalable entendu. Une pièce de théâtre, pour qu’elle soit intéressante sur un écran, doit être recréée en composant avec les contraintes spécifiques de ce véhicule. C’est la démarche d’Isabelle Van Grimde, qui recréé une chorégraphie pour le web sans sacrifier pour autant la création et le spectacle vivant. Une pièce de théâtre peut se décliner de multiples façons et un personnage peut exister sur différentes plateformes. »
Un autre bel exemple est le projet de mutualisation des données massives du Partenariat du Quartier des spectacles : « Il permet de comprendre ce que nous souhaitons voir se développer, précise Anne-Marie Jean. La chose la plus importante dans ce projet est la volonté de travailler ensemble, d’échanger et de ne pas avoir peur d’ouvrir nos données, c’est le plus grand défi de ce projet et c’est aussi le plus intéressant. »
Accompagner les changements
Dans cette terra incognita, on peut désormais se diriger à vue. Les programmes, en se donnant les moyens de leurs ambitions, accordent du temps de réflexion, du moins en théorie, aux porteurs de projets. On peut chercher, explorer, tester : « C’est le propre du numérique, ajoute Sylvie Gilbert. Dans l’esprit numérique, quand on développe un produit, on le fait par itérations, on progresse par courtes phases. » Le développement agile demande que les progrès soient régulièrement évalués : « L’exploration implique la prise de risque, le droit à l’erreur, dit Anne-Marie Jean. Nous ne voulons pas confiner ou condamner les organismes à déposer des projets avec obligation de réussite, mais encourager l’acquisition de connaissances et le partage d’expertise. »
« Quand on écoute les débats sur l’intelligence artificielle, reprend Simon Brault, on réalise que la seule façon de progresser rapidement, c’est de partager les connaissances le plus vite possible. Comme elles sont à l’extérieur du milieu, chez les experts, dans les universités, il faut créer des ponts avec d’autres secteurs, des passerelles qui ne sont pas en place en ce moment. Nous avons aussi la responsabilité de développer un discours cohérent sur le numérique. J’ai toujours été proche de l’idée de l’humanisme numérique ; la place de l’humain dans le numérique est un sujet très important pour les gens de théâtre. Mais je m’aperçois que l’absence ou le manque de savoir et de formation sur la question des enjeux du numérique, de la pensée numérique, est quelque chose qui nuit énormément. Les leaders du milieu du théâtre, à part quelques-uns, prennent une position de rejet, de refus. Mais pour faire face aux dangers, il faut connaître ceux-ci. Il faut comprendre que le numérique interroge la position de l’homme au centre de sa civilisation. C’est la première fois dans l’histoire qu’on imagine expulser l’être humain du modèle civilisationnel. Pour celles et ceux qui font du théâtre, c’est une question fondamentale, mais ce genre de débat ne survient pas suffisamment à l’heure actuelle. On le voit beaucoup en France, en Allemagne, mais pas assez au Canada, très peu au Québec. Peu de publications traitent de ces sujets. Il reste un gros travail de vulgarisation à faire. Et de développement de conversations substantielles sur ces sujets. »
Si le numérique demande aux artistes de revoir leurs modes de création, de production, de diffusion et de promotion, de bouleverser profondément leurs habitudes de travail, cela implique également de modifier les processus d’évaluation, non plus basés sur les résultats mais sur un engagement à long terme. « L’avenir sera numérique », a-t-on entendu lors du dévoilement de la Politique culturelle du Québec, en juin 2018, qui annonçait un engagement de 168 millions de dollars pour le numérique. Mais, dans un climat pré-électoral propice aux belles promesses, et malgré quelques enveloppes débordant de millions de dollars, la culture reste toujours dans un flou des plus artistiques, sans vraiment savoir à quelle sauce elle sera mangée en octobre… Aigre douce, peut-être ?
Jean-Robert Bisaillon et Michelle Chanonat