À 11 ans, Bérénice a le cœur gros, le cœur chagrin. Il déborde sur la grande vie qui l’entoure, sur Chamomor, sa mère catholique qui creuse une distance entre elles, sur Christian, son frère et son mythe, sur son père juif dans le lointain et sur Constance Chlore, son amie précieuse. L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme a fait l’objet d’une lecture publique orchestrée par Lorraine Pintal au Festival international de la littérature de 2006, puis d’une première mise en scène en 2018 au Festival Off d’Avignon. Après avoir monté Ines Pérée et Inat Tendue (1991), HA, ha!… (1990) et L’Hiver de force (2001), la metteuse en scène se penche sur l’œuvre phare de Ducharme, qui s’enracine dans un imaginaire puéril, dans une fiction d’enfant.
La fidélité aux œuvres originales des adaptations théâtrales n’est certes plus au cœur des préoccupations dramaturgiques d’aujourd’hui. La liberté de remise en récit des versions scéniques en fait des créations à part entière. En ce qui concerne L’Avalée des avalés, et en réitérant que la pièce a d’abord été créée en France, il y a lieu de dire qu’elle s’adresse davantage aux curieux et curieuses qui souhaitent découvrir l’univers de Ducharme aux accents de réalisme magique qu’aux féru·es de son répertoire.
Construite ou plutôt déconstruite à rebours, la pièce évacue les personnages de Constance Chlore (dont il n’est question que par les propos de Bérénice) et du père Einberg ; un choix judicieux qui aère un récit déjà dense. Usant d’un ton appuyé et patient, Louise Marleau interprète Chamomor. Son long tourment d’adulte suspend par instants la fièvre d’enfant de Bérénice, pour l’enhardir de plus belle par la suite ; instants qu’on souhaiterait éternels tant ils offrent un répit à l’avalanche de mots de sa fille. Benoît Landry, tendre et à l’écoute mais tiraillé, campe Christian Einberg. Sa compréhension juste de l’ambiguïté de son rôle permet aux spectateurs et aux spectatrices de saisir toute la subtilité de sa complicité avec sa sœur. Or, dans un univers visiblement québécois – les ponctuations musicales de Robert Charlebois suffisent à l’indiquer –, pourquoi avoir opté pour un phrasé plutôt pincé, à la sonorité européenne, articulé au quart de tour, bref à des lieux de l’esthétique ducharmienne ?
Pour rire. Pour rire?
L’adaptation théâtrale d’une œuvre littéraire ayant droit à son indépendance face à celle-ci, elle peut se distinguer du texte d’origine, à condition que les libertés prises construisent un sens pertinent et une relecture étoffée. Le passage à la scène de Bérénice (personnifiée par Sarah Laurendeau) la transforme, altère la portée de son discours. Au-delà, évidemment, de l’âge de l’interprète, Bérénice semble ici avoir soudainement vieilli. Sa candeur, ses jeux de mots enfantins, l’amusement dans son obstination et son arrogance de je-sais-tout s’étiolent dans une colère d’adulte, trop forte, trop sérieuse. Ainsi que dans un jeu unidimensionnel. Une comparaison, par exemple, avec la version audio du livre offerte sur le site de Radio-Canada, où la lecture est assurée par Pascale Bussière, suffit pour comprendre que cette perte de naïveté corrompt la signification même du texte. L’Avalée des avalés assassine les signifiants, transfigure la langue. En laissant tomber, à l’interprétation, la relation désinhibée de la jeune fille avec son langage, les discours semblent perdre tout contexte, toute raison d’être. Après tout, c’est par la langue, que Bérénice est d’abord avalée. C’est parce qu’elle se laisse emporter par les mots qu’ils l’avalent.
Parler de jeux d’enfants, c’est distinguer le vrai du faux, l’imaginaire du possible, l’intérieur de l’extérieur, c’est ne plus savoir en quoi croire ni qui croire. La corrélation entre la mise en scène de Lorraine Pintal et la scénographie de Charles Binamé est telle que cette opposition entre réalité et fiction se traduit dans l’éclairage, le décor et l’utilisation de celui-ci par les personnages. Avec le passage du noir et blanc à la couleur, la réalité devient relative et le présent de l’énonciation, remis en question. Une équivocité d’autant plus appuyée par l’élément central du décor, une petite pièce aux rôles amovibles : une chambre, un rêve, une boîte de pandore, un bestiaire, un terrain de jeu… Chamomor à droite, Christian à gauche, comme autant d’apparitions, de revenant·es, de marionnettes à fils ensorcelées par Bérénice.
Ces derniers temps, une autre discipline est venue inévitablement se greffer au théâtre pour rendre possibles de telles représentations en webdiffusion : la cinématographie. Dans L’Avalée des avalés, celle-ci se fait ressentir principalement dans les changements de plans. Établir une comparaison avec les représentations en salle serait injuste, mais il va sans dire que ces changements de plans imposent un regard, voire une compréhension précise. Un plan rapproché du visage de Bérénice concentre l’attention sur son discours et sur ses mimiques, et laisse présupposer qu’il n’y a rien d’autre à voir. Cependant, à la lecture du roman, l’intérêt du lecteur et de la lectrice se braque sur l’intériorité du personnage, notamment à cause de sa parole violemment subjective donnant accès à l’irreprésentable. Convenons que de rendre perceptible l’intériorité d’un tel personnage représente un défi, mais celui-ci n’est malheureusement pas relevé ici.
Ainsi, si l’adaptation de L’Avalée des avalés proposée par Lorraine Pintal réussit à déconstruire l’espace scénique aussi bien que l’est l’espace idéelle du personnage de Bérénice, l’attachement et l’empathie ressentis à l’égard de celle-ci à la lecture manque, et la compréhension de l’histoire s’en trouve minée. On aurait espéré une exploration plus adroite de l’univers onirique de Ducharme.
Texte : Réjean Ducharme. Mise en scène et adaptation du texte : Lorraine Pintal. Assistance à la mise en scène : Bethzaïda Thomas. Scénographie : Charles Binamé. Éclairages : Anne-Marie Rodrigue. Costumes : Carole Castonguay. Bande son : Benoit Landry. Maquillages : Jacques-Lee Pelletier. Captation : Robin Pineda Gould. Avec Benoit Landry, Sarah Laurendeau et Louise Marleau. Une production du Théâtre du Nouveau Monde disponible en webdiffusion jusqu’au 17 décembre 2020.
À 11 ans, Bérénice a le cœur gros, le cœur chagrin. Il déborde sur la grande vie qui l’entoure, sur Chamomor, sa mère catholique qui creuse une distance entre elles, sur Christian, son frère et son mythe, sur son père juif dans le lointain et sur Constance Chlore, son amie précieuse. L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme a fait l’objet d’une lecture publique orchestrée par Lorraine Pintal au Festival international de la littérature de 2006, puis d’une première mise en scène en 2018 au Festival Off d’Avignon. Après avoir monté Ines Pérée et Inat Tendue (1991), HA, ha!… (1990) et L’Hiver de force (2001), la metteuse en scène se penche sur l’œuvre phare de Ducharme, qui s’enracine dans un imaginaire puéril, dans une fiction d’enfant.
La fidélité aux œuvres originales des adaptations théâtrales n’est certes plus au cœur des préoccupations dramaturgiques d’aujourd’hui. La liberté de remise en récit des versions scéniques en fait des créations à part entière. En ce qui concerne L’Avalée des avalés, et en réitérant que la pièce a d’abord été créée en France, il y a lieu de dire qu’elle s’adresse davantage aux curieux et curieuses qui souhaitent découvrir l’univers de Ducharme aux accents de réalisme magique qu’aux féru·es de son répertoire.
Construite ou plutôt déconstruite à rebours, la pièce évacue les personnages de Constance Chlore (dont il n’est question que par les propos de Bérénice) et du père Einberg ; un choix judicieux qui aère un récit déjà dense. Usant d’un ton appuyé et patient, Louise Marleau interprète Chamomor. Son long tourment d’adulte suspend par instants la fièvre d’enfant de Bérénice, pour l’enhardir de plus belle par la suite ; instants qu’on souhaiterait éternels tant ils offrent un répit à l’avalanche de mots de sa fille. Benoît Landry, tendre et à l’écoute mais tiraillé, campe Christian Einberg. Sa compréhension juste de l’ambiguïté de son rôle permet aux spectateurs et aux spectatrices de saisir toute la subtilité de sa complicité avec sa sœur. Or, dans un univers visiblement québécois – les ponctuations musicales de Robert Charlebois suffisent à l’indiquer –, pourquoi avoir opté pour un phrasé plutôt pincé, à la sonorité européenne, articulé au quart de tour, bref à des lieux de l’esthétique ducharmienne ?
Pour rire. Pour rire?
L’adaptation théâtrale d’une œuvre littéraire ayant droit à son indépendance face à celle-ci, elle peut se distinguer du texte d’origine, à condition que les libertés prises construisent un sens pertinent et une relecture étoffée. Le passage à la scène de Bérénice (personnifiée par Sarah Laurendeau) la transforme, altère la portée de son discours. Au-delà, évidemment, de l’âge de l’interprète, Bérénice semble ici avoir soudainement vieilli. Sa candeur, ses jeux de mots enfantins, l’amusement dans son obstination et son arrogance de je-sais-tout s’étiolent dans une colère d’adulte, trop forte, trop sérieuse. Ainsi que dans un jeu unidimensionnel. Une comparaison, par exemple, avec la version audio du livre offerte sur le site de Radio-Canada, où la lecture est assurée par Pascale Bussière, suffit pour comprendre que cette perte de naïveté corrompt la signification même du texte. L’Avalée des avalés assassine les signifiants, transfigure la langue. En laissant tomber, à l’interprétation, la relation désinhibée de la jeune fille avec son langage, les discours semblent perdre tout contexte, toute raison d’être. Après tout, c’est par la langue, que Bérénice est d’abord avalée. C’est parce qu’elle se laisse emporter par les mots qu’ils l’avalent.
Parler de jeux d’enfants, c’est distinguer le vrai du faux, l’imaginaire du possible, l’intérieur de l’extérieur, c’est ne plus savoir en quoi croire ni qui croire. La corrélation entre la mise en scène de Lorraine Pintal et la scénographie de Charles Binamé est telle que cette opposition entre réalité et fiction se traduit dans l’éclairage, le décor et l’utilisation de celui-ci par les personnages. Avec le passage du noir et blanc à la couleur, la réalité devient relative et le présent de l’énonciation, remis en question. Une équivocité d’autant plus appuyée par l’élément central du décor, une petite pièce aux rôles amovibles : une chambre, un rêve, une boîte de pandore, un bestiaire, un terrain de jeu… Chamomor à droite, Christian à gauche, comme autant d’apparitions, de revenant·es, de marionnettes à fils ensorcelées par Bérénice.
Ces derniers temps, une autre discipline est venue inévitablement se greffer au théâtre pour rendre possibles de telles représentations en webdiffusion : la cinématographie. Dans L’Avalée des avalés, celle-ci se fait ressentir principalement dans les changements de plans. Établir une comparaison avec les représentations en salle serait injuste, mais il va sans dire que ces changements de plans imposent un regard, voire une compréhension précise. Un plan rapproché du visage de Bérénice concentre l’attention sur son discours et sur ses mimiques, et laisse présupposer qu’il n’y a rien d’autre à voir. Cependant, à la lecture du roman, l’intérêt du lecteur et de la lectrice se braque sur l’intériorité du personnage, notamment à cause de sa parole violemment subjective donnant accès à l’irreprésentable. Convenons que de rendre perceptible l’intériorité d’un tel personnage représente un défi, mais celui-ci n’est malheureusement pas relevé ici.
Ainsi, si l’adaptation de L’Avalée des avalés proposée par Lorraine Pintal réussit à déconstruire l’espace scénique aussi bien que l’est l’espace idéelle du personnage de Bérénice, l’attachement et l’empathie ressentis à l’égard de celle-ci à la lecture manque, et la compréhension de l’histoire s’en trouve minée. On aurait espéré une exploration plus adroite de l’univers onirique de Ducharme.
L’Avalée des avalés
Texte : Réjean Ducharme. Mise en scène et adaptation du texte : Lorraine Pintal. Assistance à la mise en scène : Bethzaïda Thomas. Scénographie : Charles Binamé. Éclairages : Anne-Marie Rodrigue. Costumes : Carole Castonguay. Bande son : Benoit Landry. Maquillages : Jacques-Lee Pelletier. Captation : Robin Pineda Gould. Avec Benoit Landry, Sarah Laurendeau et Louise Marleau. Une production du Théâtre du Nouveau Monde disponible en webdiffusion jusqu’au 17 décembre 2020.