Une définition
Numérique, adjectif : « Qui concerne des nombres, qui se présente sous la forme de nombres ou de chiffres, ou qui concerne des opérations sur des nombres. »
Dérivé du latin numerus, qui signifie : nombre, grande quantité, partie mesurée, déterminée d’un tout, rang, place. L’étymologie a toujours un peu tort, mais n’est jamais loin d’une correspondance de vérité. Le numérique est une mesure. Le numérique, c’est ce qui compte, ce qui se compte.
Le présent numérique est un présent qui se compte.
L’avenir numérique est un avenir qui se compte.
Le théâtre numérique est un théâtre qui se compte.
La fable du Renard et des Raisins
La Fontaine nous raconte dans une courte fable qu’un renard, affamé, se trouve sous une treille de raisins mûrs dont il se serait certainement régalé ; mais, comme il n’arrive pas à les atteindre, car trop hauts : « Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »
Nous avons la nette impression que le milieu théâtral se convertit en renard affamé devant le théâtre, mais qui, « comme il n’y pouvait point atteindre », se persuade que ce théâtre n’est peut-être pas si idéal que ça. Et l’on voit fleurir des phrases telles que « filmer le théâtre est un art discret et subtil, en pleine efflorescence », « on a l’impression d’être en train de créer un nouveau médium », on parle d’un « formidable terrain de jeu », de « possibilités ludiques ». Les renards affamés font un superbe travail de projection ; ce n’est plus une fable, c’est de la psychologie, et ça vire à la mythomanie.
Numérique – la loi du chiffre
L’étymologie n’est pas un vain mot. Le numérique ne renvoie pas seulement au calcul mathématique de programmation pour les interwebs. Il s’agit de comptabilité du début à la fin. Le numérique n’est pas un medium mais une manière de penser ; la technologie n’est jamais indépendante de celui ou celle qui la pratique, mais l’affecte et la structure à son tour. Faire du théâtre en numérique est une nouvelle manière de penser le théâtre, qui n’a plus rien à voir avec le théâtre.
Regarde ton écran d’ordinateur et dis que c’est à peu près le quatrième mur.
Ce changement de paradigme (pour rappel : le théâtre en numérique n’est pas du théâtre) implique évidemment un logiciel merveilleux de pratique artistique que les nouveaux appels à projets révèlent tranquillement.
Il y a, par exemple, le programme Ambition numérique, voulu par le ministère de la Culture et des Communications, qui vise « la réalisation d’initiatives structurantes, collaboratives et pérennes, favorisant notamment une transformation profonde et durable des modèles d’affaires et économiques, ainsi que le rayonnement de la culture québécoise en ligne, ici et à l’étranger. »
Cet appel à projets a pour objectifs :
- « d’augmenter la découvrabilité des contenus et des produits culturels québécois ainsi que leur consommation en ligne;
- d’accroître les revenus liés à l’exploitation de contenus ou de produits culturels en ligne. »
Il y a tout ici. On parle de produit. On parle de consommation. On parle d’exploitation. On parle de découvrabilité – la découvrabilité étant le « potentiel pour un contenu, un produit ou un service de capter l’attention d’un internaute ». Et sans pudeur. Tout est ok. Le ministère des Communications se lance dans l’accroissement des « revenus liés à l’exploitation de contenus ou de produits culturels en ligne. »
Quel est le programme ? Il est simple : faire de nous des Youtubeuses en puissance. Le ministère des Communications est le pédiluve numéricologique avant le grand bain du tout 2.0. Tout ce contre quoi nous nous battions est repris et développé. Nous voulions de nouvelles rencontres avec des publics différents, nous voulions sortir le théâtre du théâtre, nous voulions porter une parole hors des chemins déjà tracés. Les algorithmes sont là et vont nous faciliter la tache : une plateforme « permettra au public de se faire proposer une balade culturelle qui correspondra à ses goûts, ses dates de disponibilités ainsi que les régions visitées. » Nous voulions aller à la rencontre des publics pour les surprendre, nous sommes rendu·es à les attirer avec des « balades culturelles » à leur « goût ». Si nous sommes des renards affamés, nous prenons le public pour des pigeons télécommandés. Parfait. C’est parfait. Vraiment parfait. Le compte est bon. Les chiffres ont toujours raison. Ils ne se trompent jamais. Et puis les artistes, pas de trouble, mesdames, messieurs, les artistes « sont bien entendu au cœur du projet puisqu’en plus d’obtenir une visibilité grâce à leur participation aux différents événements, ils seront rétribués directement pour l’usage de contenu audiovisuel qui viendra bonifier certaines sections de la plateforme. » Youtubeuses, nous avions osé dire ? Exactement, répond le ministère des Communications : « rétribués directement pour l’usage de contenu audiovisuel ». On comprend ce que ça veut dire ou bien faut-il faire des métaphores au style de La Fontaine ? Le renard va en bouffer des raisins, et c’est pas grave s’ils ne sont pas mûrs ou empoisonnées : le projet est que ça bouffe.
Chacun y trouve son compte
« Untitled » from the series « Land/s », 2019
Ce ne sont pas des sommes ponctuelles qui sont administrées, comme on veut nous le faire croire. Ce sont des starter-pack qui seront la norme bientôt. Il n’y a qu’à entendre la rhétorique de celles et de ceux à qui est versée cette ambition numérique : « Certainement que ça va se poursuivre après la pandémie. On a l’impression d’être en train de créer un nouveau médium. » (David Laurin au micro de Jean-Sébastien Bernatchez, À l’heure du monde, Ici Première, le 19 février 2021) Il n’y a qu’à tendre l’oreille à ce qui se dit dans les théâtres qui ont plongé dans le numérique : les investissements sont là, les nouvelles technologies sont installées, l’esprit est colonisé, la suite sera la poursuite de ce présent. Le numérique s’installe et ce « à défaut » d’aujourd’hui sera le normal de demain.
La Comédie-Française se félicite : « 1,3 million de spectateurs depuis le mois de mars dernier. Soit 16 000 personnes par jour, contre environ 1300 dans nos trois salles habituellement » Donc, c’est acquis : un clic est égal à une présence. C’est la Comédie-Française qui le dit ! Arthur Lenoir, chargé de la communication numérique à la Comédie-Française persiste : « Le lien qui s’est créé avec cette audience à la fois si proche et si lointaine, qui permet de toucher tous les âges, toutes les strates de toutes les populations, il n’est pas question de l’abandonner. » De son côté, Olivier Giel, le responsable de l’audiovisuel à la Comédie-Française, compare la captation théâtrale au cinéma animalier : « Il faut savoir se planquer, et attendre – le bon moment, l’expression magique, le geste parlant… » Tous ces discours rappellent à la ministre française des Communications, Roselyne Bachelot, que « 52% des Français n’assistent jamais à un spectacle vivant » alors que « 100 000 personnes ont vu Titon et l’Aurore sur le site de l’Opéra-Comique », ce qui « [l]’invite à repenser le modèle et à réfléchir à la répartition sociale et territoriale de la politique culturelle. »
CQFD – nous y sommes : le compte est bon.
Dis-moi ce que tu finances, je te dirai en quoi tu crois
Le ministère de la Culture et des Communications fait des choix. Il aurait pu « investir » les aides dans les théâtres afin de développer un système sanitairement sécuritaire, comme l’a fait l’Espagne. Non. Le ministère de la Culture et des Communications fait le choix du numérique. Les théâtres suivent, les artistes aussi, le public n’a pas le choix. De quoi se plaindrait-il ? Il pourra, à loisir, élargir sa « découvrabilité des contenus et des produits culturels québécois ainsi que leur consommation en ligne ».
Pour comprendre, suis le chemin que prend l’argent. À l’odeur. Sens par où ça passe. C’est où que ça rentre. À qui ça donne. Comment ça reçoit. Qui dit merci. À qui.
Suis l’argent. Et observe les frontières qu’il trace. Les zones qu’il délimite. Les choix qu’il impose. Cet argent dont un gouvernement trace lui-même les contours et impose une lecture.
« Ici on pense nécessairement à des précédents historiques, à ces régimes pour lesquels la vie humaine comptait si peu. Dans la version néolibérale, cependant, on n’a pas la grossièreté de détruire directement, on se contente de rendre expendable : les humains comme des consommables. Voilà la belle tête de l’humanisme libéral. On pensait que le libéralisme, ses déclarations de droits fondamentaux, étaient l’honneur des « démocraties » dressées contre les totalitarismes qui bafouent « l’homme » et tiennent la vie pour rien. Tout ça pour se finir comme à ʺDes chiffres et des lettresʺ : ʺ— Pas mieuxʺ. »
(Frédéric Lordon, « En sortir — mais de quoi et par où ? » dans le blogue La pompe à phynance, Le Monde diplomatique, 10 mai 2020)
La morale de la fable
Il y a toujours une morale à la fin des fables de La Fontaine. Celle du Renard et des Raisins est la suivante : « Fit-il pas mieux que de se plaindre ? » La Fontaine conclut que le renard a bien fait, sa fantasmagorie mythomaniaque joue pour lui : vaut mieux se faire accroire que… plutôt que de se plaindre de…
C’est le dilemme dans lequel on veut nous obliger à penser : accepter la fatalité ou s’en plaindre. Mais c’est quoi, au juste, la fatalité ? Au juste, exactement. Quelle est-elle, cette fatalité quasi téléologique qui fait que c’est ça qu’est ça, qui fait que c’est ça ou tu te plains ? Et se plaindre, ça fait mauvais genre. Ça assombrit un souper familial le dimanche midi. Mais il faut parfois oser foutre le bordel dans les soupers de famille. Surtout quand la famille n’a que l’apparence de la sororité et qu’on nous laisse pour dernière place à la grande fête que le « fauteuil à oreilles » du protagoniste de Thomas Bernhard dans Des arbres à abattre.
Et si, par exemple, folle supposition, idée extravagante : le renard avait grimpé à la treille, ou s’il avait demandé de l’aide à ses camarades renards, eux aussi affamés, eux aussi écœurés des raisins empoissonnés, s’ils avaient démonté la treille, pour récupérer un raisin un peu fragilisé peut-être, mais un raisin digne de ce nom, ou s’ils avaient fait n’importe quoi d’autre qui ne ressemble pas à une philosophie stoïcienne de bac-à-sable en plaçant le réel entre l’abandon ou la plainte ?
Nous ne voulons pas nous plaindre. Nous ne voulons pas abandonner.
Nous ne produisons pas des contenus.
Nous ne faisons pas de la consommation en ligne.
Nous n’aspirons pas à l’accroissement de revenus liés à l’exploitation.
Nous ne sommes pas des tacherons du clic et du like.
Nous ne prenons pas le public pour un consommateur.
Nous ne voulons pas de ce monde.
Chers membres de la famille du théâtre, faites ce que vous voulez avec vos pièces et vos créations, mais n’utilisez pas le mot « théâtre » ni « art vivant » pour les nommer. Prenez « capsule vidéo », « publicité », « clip », « GIF animé », « story » mais pas théâtre. Nous n’avons qu’une parole et nous ne pouvons la vendre comme vous le faites.
Un écran n’a absolument rien à voir avec une scène.
Un réseau social n’a absolument rien à voir avec une agora.
Le théâtre en numérique n’est pas du théâtre.
Une définition
Numérique, adjectif : « Qui concerne des nombres, qui se présente sous la forme de nombres ou de chiffres, ou qui concerne des opérations sur des nombres. »
Dérivé du latin numerus, qui signifie : nombre, grande quantité, partie mesurée, déterminée d’un tout, rang, place. L’étymologie a toujours un peu tort, mais n’est jamais loin d’une correspondance de vérité. Le numérique est une mesure. Le numérique, c’est ce qui compte, ce qui se compte.
Le présent numérique est un présent qui se compte.
L’avenir numérique est un avenir qui se compte.
Le théâtre numérique est un théâtre qui se compte.
La fable du Renard et des Raisins
La Fontaine nous raconte dans une courte fable qu’un renard, affamé, se trouve sous une treille de raisins mûrs dont il se serait certainement régalé ; mais, comme il n’arrive pas à les atteindre, car trop hauts : « Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »
Nous avons la nette impression que le milieu théâtral se convertit en renard affamé devant le théâtre, mais qui, « comme il n’y pouvait point atteindre », se persuade que ce théâtre n’est peut-être pas si idéal que ça. Et l’on voit fleurir des phrases telles que « filmer le théâtre est un art discret et subtil, en pleine efflorescence », « on a l’impression d’être en train de créer un nouveau médium », on parle d’un « formidable terrain de jeu », de « possibilités ludiques ». Les renards affamés font un superbe travail de projection ; ce n’est plus une fable, c’est de la psychologie, et ça vire à la mythomanie.
Numérique – la loi du chiffre
L’étymologie n’est pas un vain mot. Le numérique ne renvoie pas seulement au calcul mathématique de programmation pour les interwebs. Il s’agit de comptabilité du début à la fin. Le numérique n’est pas un medium mais une manière de penser ; la technologie n’est jamais indépendante de celui ou celle qui la pratique, mais l’affecte et la structure à son tour. Faire du théâtre en numérique est une nouvelle manière de penser le théâtre, qui n’a plus rien à voir avec le théâtre.
Regarde ton écran d’ordinateur et dis que c’est à peu près le quatrième mur.
Ce changement de paradigme (pour rappel : le théâtre en numérique n’est pas du théâtre) implique évidemment un logiciel merveilleux de pratique artistique que les nouveaux appels à projets révèlent tranquillement.
Il y a, par exemple, le programme Ambition numérique, voulu par le ministère de la Culture et des Communications, qui vise « la réalisation d’initiatives structurantes, collaboratives et pérennes, favorisant notamment une transformation profonde et durable des modèles d’affaires et économiques, ainsi que le rayonnement de la culture québécoise en ligne, ici et à l’étranger. »
Cet appel à projets a pour objectifs :
Il y a tout ici. On parle de produit. On parle de consommation. On parle d’exploitation. On parle de découvrabilité – la découvrabilité étant le « potentiel pour un contenu, un produit ou un service de capter l’attention d’un internaute ». Et sans pudeur. Tout est ok. Le ministère des Communications se lance dans l’accroissement des « revenus liés à l’exploitation de contenus ou de produits culturels en ligne. »
Quel est le programme ? Il est simple : faire de nous des Youtubeuses en puissance. Le ministère des Communications est le pédiluve numéricologique avant le grand bain du tout 2.0. Tout ce contre quoi nous nous battions est repris et développé. Nous voulions de nouvelles rencontres avec des publics différents, nous voulions sortir le théâtre du théâtre, nous voulions porter une parole hors des chemins déjà tracés. Les algorithmes sont là et vont nous faciliter la tache : une plateforme « permettra au public de se faire proposer une balade culturelle qui correspondra à ses goûts, ses dates de disponibilités ainsi que les régions visitées. » Nous voulions aller à la rencontre des publics pour les surprendre, nous sommes rendu·es à les attirer avec des « balades culturelles » à leur « goût ». Si nous sommes des renards affamés, nous prenons le public pour des pigeons télécommandés. Parfait. C’est parfait. Vraiment parfait. Le compte est bon. Les chiffres ont toujours raison. Ils ne se trompent jamais. Et puis les artistes, pas de trouble, mesdames, messieurs, les artistes « sont bien entendu au cœur du projet puisqu’en plus d’obtenir une visibilité grâce à leur participation aux différents événements, ils seront rétribués directement pour l’usage de contenu audiovisuel qui viendra bonifier certaines sections de la plateforme. » Youtubeuses, nous avions osé dire ? Exactement, répond le ministère des Communications : « rétribués directement pour l’usage de contenu audiovisuel ». On comprend ce que ça veut dire ou bien faut-il faire des métaphores au style de La Fontaine ? Le renard va en bouffer des raisins, et c’est pas grave s’ils ne sont pas mûrs ou empoisonnées : le projet est que ça bouffe.
Chacun y trouve son compte
« Untitled » from the series « Land/s », 2019
Ce ne sont pas des sommes ponctuelles qui sont administrées, comme on veut nous le faire croire. Ce sont des starter-pack qui seront la norme bientôt. Il n’y a qu’à entendre la rhétorique de celles et de ceux à qui est versée cette ambition numérique : « Certainement que ça va se poursuivre après la pandémie. On a l’impression d’être en train de créer un nouveau médium. » (David Laurin au micro de Jean-Sébastien Bernatchez, À l’heure du monde, Ici Première, le 19 février 2021) Il n’y a qu’à tendre l’oreille à ce qui se dit dans les théâtres qui ont plongé dans le numérique : les investissements sont là, les nouvelles technologies sont installées, l’esprit est colonisé, la suite sera la poursuite de ce présent. Le numérique s’installe et ce « à défaut » d’aujourd’hui sera le normal de demain.
La Comédie-Française se félicite : « 1,3 million de spectateurs depuis le mois de mars dernier. Soit 16 000 personnes par jour, contre environ 1300 dans nos trois salles habituellement » Donc, c’est acquis : un clic est égal à une présence. C’est la Comédie-Française qui le dit ! Arthur Lenoir, chargé de la communication numérique à la Comédie-Française persiste : « Le lien qui s’est créé avec cette audience à la fois si proche et si lointaine, qui permet de toucher tous les âges, toutes les strates de toutes les populations, il n’est pas question de l’abandonner. » De son côté, Olivier Giel, le responsable de l’audiovisuel à la Comédie-Française, compare la captation théâtrale au cinéma animalier : « Il faut savoir se planquer, et attendre – le bon moment, l’expression magique, le geste parlant… » Tous ces discours rappellent à la ministre française des Communications, Roselyne Bachelot, que « 52% des Français n’assistent jamais à un spectacle vivant » alors que « 100 000 personnes ont vu Titon et l’Aurore sur le site de l’Opéra-Comique », ce qui « [l]’invite à repenser le modèle et à réfléchir à la répartition sociale et territoriale de la politique culturelle. »
CQFD – nous y sommes : le compte est bon.
Dis-moi ce que tu finances, je te dirai en quoi tu crois
Le ministère de la Culture et des Communications fait des choix. Il aurait pu « investir » les aides dans les théâtres afin de développer un système sanitairement sécuritaire, comme l’a fait l’Espagne. Non. Le ministère de la Culture et des Communications fait le choix du numérique. Les théâtres suivent, les artistes aussi, le public n’a pas le choix. De quoi se plaindrait-il ? Il pourra, à loisir, élargir sa « découvrabilité des contenus et des produits culturels québécois ainsi que leur consommation en ligne ».
Pour comprendre, suis le chemin que prend l’argent. À l’odeur. Sens par où ça passe. C’est où que ça rentre. À qui ça donne. Comment ça reçoit. Qui dit merci. À qui.
Suis l’argent. Et observe les frontières qu’il trace. Les zones qu’il délimite. Les choix qu’il impose. Cet argent dont un gouvernement trace lui-même les contours et impose une lecture.
« Ici on pense nécessairement à des précédents historiques, à ces régimes pour lesquels la vie humaine comptait si peu. Dans la version néolibérale, cependant, on n’a pas la grossièreté de détruire directement, on se contente de rendre expendable : les humains comme des consommables. Voilà la belle tête de l’humanisme libéral. On pensait que le libéralisme, ses déclarations de droits fondamentaux, étaient l’honneur des « démocraties » dressées contre les totalitarismes qui bafouent « l’homme » et tiennent la vie pour rien. Tout ça pour se finir comme à ʺDes chiffres et des lettresʺ : ʺ— Pas mieuxʺ. »
(Frédéric Lordon, « En sortir — mais de quoi et par où ? » dans le blogue La pompe à phynance, Le Monde diplomatique, 10 mai 2020)
La morale de la fable
Il y a toujours une morale à la fin des fables de La Fontaine. Celle du Renard et des Raisins est la suivante : « Fit-il pas mieux que de se plaindre ? » La Fontaine conclut que le renard a bien fait, sa fantasmagorie mythomaniaque joue pour lui : vaut mieux se faire accroire que… plutôt que de se plaindre de…
C’est le dilemme dans lequel on veut nous obliger à penser : accepter la fatalité ou s’en plaindre. Mais c’est quoi, au juste, la fatalité ? Au juste, exactement. Quelle est-elle, cette fatalité quasi téléologique qui fait que c’est ça qu’est ça, qui fait que c’est ça ou tu te plains ? Et se plaindre, ça fait mauvais genre. Ça assombrit un souper familial le dimanche midi. Mais il faut parfois oser foutre le bordel dans les soupers de famille. Surtout quand la famille n’a que l’apparence de la sororité et qu’on nous laisse pour dernière place à la grande fête que le « fauteuil à oreilles » du protagoniste de Thomas Bernhard dans Des arbres à abattre.
Et si, par exemple, folle supposition, idée extravagante : le renard avait grimpé à la treille, ou s’il avait demandé de l’aide à ses camarades renards, eux aussi affamés, eux aussi écœurés des raisins empoissonnés, s’ils avaient démonté la treille, pour récupérer un raisin un peu fragilisé peut-être, mais un raisin digne de ce nom, ou s’ils avaient fait n’importe quoi d’autre qui ne ressemble pas à une philosophie stoïcienne de bac-à-sable en plaçant le réel entre l’abandon ou la plainte ?
Nous ne voulons pas nous plaindre. Nous ne voulons pas abandonner.
Nous ne produisons pas des contenus.
Nous ne faisons pas de la consommation en ligne.
Nous n’aspirons pas à l’accroissement de revenus liés à l’exploitation.
Nous ne sommes pas des tacherons du clic et du like.
Nous ne prenons pas le public pour un consommateur.
Nous ne voulons pas de ce monde.
Chers membres de la famille du théâtre, faites ce que vous voulez avec vos pièces et vos créations, mais n’utilisez pas le mot « théâtre » ni « art vivant » pour les nommer. Prenez « capsule vidéo », « publicité », « clip », « GIF animé », « story » mais pas théâtre. Nous n’avons qu’une parole et nous ne pouvons la vendre comme vous le faites.
Un écran n’a absolument rien à voir avec une scène.
Un réseau social n’a absolument rien à voir avec une agora.
Le théâtre en numérique n’est pas du théâtre.