Pour une deuxième fois, à l’Espace Go, la metteuse en scène Solène Paré présente un texte d’une autrice américaine. Après Les Louves de Sarah DeLappe, en 2019, c’est avec La Brèche, de la dramaturge Naomi Wallace, que la créatrice québécoise poursuit sa recherche sur la place du corps féminin dans nos dynamiques sociales. C’est dans un flot continu de dialogues, d’une vérité crue et désarmante, que les personnages cherchent la justice, dans un monde où les inégalités semblent irrévocables.

D’emblée, la table est mise pour nous plonger directement dans les années 1970 : quatre adolescent·es dans un sous-sol tapissé de gris, le volume du vinyle au maximum, les bottes de cuir au bout carré et les coupes de cheveux gonflées de fixatif. Bien que l’univers soit esthétiquement très bien dessiné, ce qui s’y dit nous éloigne bien vite de la douce nostalgie des jeans à pattes d’éléphant. Les trois garçons, Acton (Alice Dorval), Hoke (Rudi Loup Duperré) et Frayne (Gabriel Lemire), font un pacte visant à se prouver leur loyauté mutuelle. S’enchaîne alors une escalade de cruauté envers les autres ainsi qu’envers eux-mêmes. Face à eux se tient la sœur aînée d’Acton, Jude, incarnée par Valérie Tellos, qui ferait tout pour sauver son frère de l’intimidation, sa famille de la pauvreté, son corps de la honte. Jude en impose à ses vis-à-vis par sa répartie acerbe, son charme indéniable, sa force et sa soif de vivre quasi palpable. Malgré tout cela, elle ne pourra empêcher que l’agression perpétrée par les trois garçons, voulant ainsi se sentir plus grands, détruise ce qu’elle a de plus beau. Jude accuse les chocs, s’accrochant à l’idée illusoire d’être plus puissante que cette ronde de violence qui les oppresse toutes et tous.
Une lente déconstruction
Tout le spectacle se bâtit autour d’un système de domination silencieux et immuable. C’est grâce à la scénographie de Max-Otto Fauteux qu’on peut voir se chevaucher les histoires, comme une pyramide de violence. Au-dessus du sous-sol humide où jeunesse se forge et se brise à la fois, se joue la vie sérieuse et sombre, 14 ans plus tard. François Xavier-Dufour campe alors Hoke, Jean-Moïse Martin, Frayne et Ève Pressault, Jude. Le plafond d’un monde est le plancher de l’autre, de sorte que les deux temporalités se superposent; le récit, quant à lui, les fait s’alterner. Par exemple, lorsque Jude adulte rit pour faire passer la douleur, Jude ado rit aussi, de la même voix forcée et déchirante. Et tandis que, dans le sous-sol, Acton et Jude tentent de se faire croire qu’il est possible de contrôler la misère, sur le deuxième plateau, les grandes personnes se font croire qu’il est possible d’oublier leur histoire grâce aux médicaments. Se droguer pour flotter sur la réalité, pour l’effleurer sans avoir à vivre véritablement. Ils et elle ont beau vieillir, la cruauté et l’insouciance qui imprègnent leur relation avec l’Autre (et sa fragilité) persiste, voire grandit avec le temps.

Le texte de Wallace se déploie, d’une puissance et d’une acuité enlevantes. Au cœur de dialogues rythmés et vifs, se glissent des mots durs et mordants. À peine avons-nous le temps de comprendre ce qui vient de se dire, qu’une blague couvre aussitôt le bruit des coups. Comme Jude, nous tentons de reprendre le contrôle, de rire au bon moment, de réprimer un hoquet d’horreur lorsque nécessaire, mais la violence s’installe en nous, pernicieuse, et c’est progressivement que nous nous décomposons devant le drame.
Pour orchestrer cette habile critique d’un système oppressant et terriblement hostile, tout particulièrement en ce qui concerne les corps féminins, Paré a usé d’intelligence et de finesse et a créé un spectacle aussi éclatant que bouleversant. Elle a su s’entourer d’interprètes solides et convaincant·es, de sorte que cette tragédie contemporaine frappe là où il le fallait : dans le corps, infiltrée en nous par les fissures et les brèches de nos regards spectateurs.
La Brèche
Texte : Naomi Wallace. Traduction : Fanny Britt. Mise en scène : Solène Paré. Dramaturgie : Emmanuelle Jetté et Emmanuelle Sirois. Assistance à la mise en scène et direction de production : Suzanne Crocker. Régie : Félix-Antoine Gauthier. Scénographie et accessoires : Max-Otto Fauteux. Collaboration aux accessoires : Marie-Luc Despaties et Alain Jenkins. Lumières : Julie Basse. Costumes : Ginette Noiseux. Assistance aux costumes : Pierre-Guy Lapointe. Musique : Alexander MacSween. Entraînement : Aurore Monin. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt. Perruques : Rachel Tremblay. Habilleuses : Nicole Langlois et Julie Pelletier. Avec Alice Dorval, François-Xavier Dufour, Rudi Loup Duperré, Gabriel Lemire, Jean-Moïse Martin, Ève Pressault et Valérie Tellos. Une coproduction d’Espace GO et de Fantôme, compagnie de création, présentée à l’Espace Go jusqu’au 26 septembre 2021.
Pour une deuxième fois, à l’Espace Go, la metteuse en scène Solène Paré présente un texte d’une autrice américaine. Après Les Louves de Sarah DeLappe, en 2019, c’est avec La Brèche, de la dramaturge Naomi Wallace, que la créatrice québécoise poursuit sa recherche sur la place du corps féminin dans nos dynamiques sociales. C’est dans un flot continu de dialogues, d’une vérité crue et désarmante, que les personnages cherchent la justice, dans un monde où les inégalités semblent irrévocables.
D’emblée, la table est mise pour nous plonger directement dans les années 1970 : quatre adolescent·es dans un sous-sol tapissé de gris, le volume du vinyle au maximum, les bottes de cuir au bout carré et les coupes de cheveux gonflées de fixatif. Bien que l’univers soit esthétiquement très bien dessiné, ce qui s’y dit nous éloigne bien vite de la douce nostalgie des jeans à pattes d’éléphant. Les trois garçons, Acton (Alice Dorval), Hoke (Rudi Loup Duperré) et Frayne (Gabriel Lemire), font un pacte visant à se prouver leur loyauté mutuelle. S’enchaîne alors une escalade de cruauté envers les autres ainsi qu’envers eux-mêmes. Face à eux se tient la sœur aînée d’Acton, Jude, incarnée par Valérie Tellos, qui ferait tout pour sauver son frère de l’intimidation, sa famille de la pauvreté, son corps de la honte. Jude en impose à ses vis-à-vis par sa répartie acerbe, son charme indéniable, sa force et sa soif de vivre quasi palpable. Malgré tout cela, elle ne pourra empêcher que l’agression perpétrée par les trois garçons, voulant ainsi se sentir plus grands, détruise ce qu’elle a de plus beau. Jude accuse les chocs, s’accrochant à l’idée illusoire d’être plus puissante que cette ronde de violence qui les oppresse toutes et tous.
Une lente déconstruction
Tout le spectacle se bâtit autour d’un système de domination silencieux et immuable. C’est grâce à la scénographie de Max-Otto Fauteux qu’on peut voir se chevaucher les histoires, comme une pyramide de violence. Au-dessus du sous-sol humide où jeunesse se forge et se brise à la fois, se joue la vie sérieuse et sombre, 14 ans plus tard. François Xavier-Dufour campe alors Hoke, Jean-Moïse Martin, Frayne et Ève Pressault, Jude. Le plafond d’un monde est le plancher de l’autre, de sorte que les deux temporalités se superposent; le récit, quant à lui, les fait s’alterner. Par exemple, lorsque Jude adulte rit pour faire passer la douleur, Jude ado rit aussi, de la même voix forcée et déchirante. Et tandis que, dans le sous-sol, Acton et Jude tentent de se faire croire qu’il est possible de contrôler la misère, sur le deuxième plateau, les grandes personnes se font croire qu’il est possible d’oublier leur histoire grâce aux médicaments. Se droguer pour flotter sur la réalité, pour l’effleurer sans avoir à vivre véritablement. Ils et elle ont beau vieillir, la cruauté et l’insouciance qui imprègnent leur relation avec l’Autre (et sa fragilité) persiste, voire grandit avec le temps.
Le texte de Wallace se déploie, d’une puissance et d’une acuité enlevantes. Au cœur de dialogues rythmés et vifs, se glissent des mots durs et mordants. À peine avons-nous le temps de comprendre ce qui vient de se dire, qu’une blague couvre aussitôt le bruit des coups. Comme Jude, nous tentons de reprendre le contrôle, de rire au bon moment, de réprimer un hoquet d’horreur lorsque nécessaire, mais la violence s’installe en nous, pernicieuse, et c’est progressivement que nous nous décomposons devant le drame.
Pour orchestrer cette habile critique d’un système oppressant et terriblement hostile, tout particulièrement en ce qui concerne les corps féminins, Paré a usé d’intelligence et de finesse et a créé un spectacle aussi éclatant que bouleversant. Elle a su s’entourer d’interprètes solides et convaincant·es, de sorte que cette tragédie contemporaine frappe là où il le fallait : dans le corps, infiltrée en nous par les fissures et les brèches de nos regards spectateurs.
La Brèche
Texte : Naomi Wallace. Traduction : Fanny Britt. Mise en scène : Solène Paré. Dramaturgie : Emmanuelle Jetté et Emmanuelle Sirois. Assistance à la mise en scène et direction de production : Suzanne Crocker. Régie : Félix-Antoine Gauthier. Scénographie et accessoires : Max-Otto Fauteux. Collaboration aux accessoires : Marie-Luc Despaties et Alain Jenkins. Lumières : Julie Basse. Costumes : Ginette Noiseux. Assistance aux costumes : Pierre-Guy Lapointe. Musique : Alexander MacSween. Entraînement : Aurore Monin. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt. Perruques : Rachel Tremblay. Habilleuses : Nicole Langlois et Julie Pelletier. Avec Alice Dorval, François-Xavier Dufour, Rudi Loup Duperré, Gabriel Lemire, Jean-Moïse Martin, Ève Pressault et Valérie Tellos. Une coproduction d’Espace GO et de Fantôme, compagnie de création, présentée à l’Espace Go jusqu’au 26 septembre 2021.