Critiques

Fond de rang : Secrets et révélations

© David Mendoza Hélaine

Fond de rang nous amène dans une région éloignée où règne un climat lourd, chargé de non-dits. Le spectacle, à travers une histoire simple, dévoile différentes facettes des problèmes latents que vivent dans l’ombre certaines communautés isolées. Bien que la pièce semble un peu lente à démarrer, elle cumule des développements subtils qui gardent le public sur le qui-vive jusqu’à la fin. Ces petites révélations construisent le récit, qui prend la forme de tableaux, gorgés des secrets des personnages.

David Mendoza Hélaine

David, un beau jeune homme avec un esprit libre, s’installe chez ses ami·es Marie et Jo pour un moment. Personne ne sait d’où il revient. On comprendra qu’avant son arrivée tous et toutes vivaient ensemble, mais chacun·e dans sa bulle. Quand quelqu’un essaie de parler d’un problème, les gens préfèrent se taire. C’est le cas, notamment, en ce qui concerne le trouble d’anxiété de Marie, qu’elle interdit à Jo, son amant, d’aborder. L’apparition de David viendra mettre du désordre dans le silence de ces jardins secrets, car chacun des personnages s’ouvrira à lui comme s’il était la seule personne avec qui on pouvait être soi-même. Avec l’air décontracté de celui qui vit selon ses désirs, il donnera l’envie aux autres de faire s’épanouir une partie de leur identité qu’il et elles essayaient de cacher depuis longtemps. L’histoire raconte donc le quotidien de trois individus remplis de doute, qui dépasseront les barrières qu’ils ont érigées par peur du regard des autres, ce qui ne se fera pas sans chambouler leur univers.

Plusieurs rapprochements entre les personnages agiront comme des révélateurs. Il y aura, par exemple, un moment d’intimité entre David et Jo, l’amoureux de Marie, qui les surprendra couchés en cuillères. David ne se sentira pas gêné de cette découverte et avouera à Marie qu’il était venu pour elle et était choqué de la voir avec Jo. Aussitôt , les deux ancien·nes amant·es s’enlaceront, elle s’abandonnera en pleurant sans retenue, et il la rejoindra dans la chambre pendant que Jo dormira dans le salon. Tous et toutes seront attiré·es par David. Même la mère de Marie, Louise, naïve et seule, sera elle aussi séduite par cet homme au point de se laisser porter par son désir et de l’embrasser.

Les entrées et les sorties de scène sont nombreuses, et les lumières sont tamisées ou complètement éteintes avant chaque tableau, ce qui nourrit le climat d’intrigue et nous donne le temps de réfléchir sur ce qui vient de se passer dans la scène précédente. Les éclairages engendrent diverses ambiances, allant de la maison plutôt sombre jusqu’au rêve, comme lorsque Jo s’enivre de la guitare de David, laissant tout son corps s’exprimer par la danse. Si le texte de Vincent Nolin-Bouchard est simple, la mise en scène de Lucie M. Constantineau met en valeur des situations qui semblent banales, mais qui évoquent la proximité qui caractérise la vie rurale. Par exemple, Louise, qui doute des histoires de David, ira voir son oncle qui travaille à la quincaillerie pour s’informer à son sujet.

Réalités actuelles

L’espace offert par le plateau du Théâtre Premier Acte est magnifié par différents stratagèmes scénographiques et de mise en scène (déplacements, utilisation de différentes hauteurs et profondeurs sur l’aire de jeu, etc.). Parfois, les dialogues s’y entremêlent : dans une des parties du spectacle, les hommes sont dans une boîte qui paraît représenter un garage et les femmes, de l’autre côté, dans la maison. Il y a alors un manque d’unité entre les deux échanges, ce qui a pour effet de déstabiliser, voire de déconcentrer le public, qui cherche à trouver le lien qui unit ces textes parallèles.

David Mendoza Hélaine

Par ailleurs, ce garage semble avoir une importance particulière puisqu’il est révélé en grande pompe lorsque le grand tableau qui l’escamotait est renversé. Or, cette signification n’apparaît pas clairement. Est-ce un symbole de l’enfermement des personnages ? Quoi qu’il en soit, le décor rappelle les années 1980 avec ses planchers et ses escaliers recouverts de tapis bourgogne, ses rideaux beiges, une peinture représentant une rivière et une forêt, pâlie par le temps, son garage en contre-plaqué et une vieille carcasse de motoneige. Les costumes sont inspirés de la même époque. Néanmoins, même si l’histoire se déroule dans les années 1980, le contexte rural et l’isolement qu’il implique apparaissent tout à fait actuels.

Ajoutons que les comédien·nes sont excellent·es. Samuel Corbeil fait preuve de beaucoup de naturel dans le rôle de David, tandis que Marie-Ève Lussier-Gariépy nous offre une Marie anxieuse très convaincante, entre autres lorsqu’elle pleure dans les bras de son ancien amant, sa respiration saccadée par les sanglots. Sa mère, Louise, proposera à sa fille de vendre la maison et de partir loin avec elle, mais Marie veut rester parce que cette maison lui rappelle son père; c’est là, malgré tout, qu’elle se sent bien, contrairement à David, qui est revenu dans ce village pour des raisons qui demeurent obscures pendant la majeure partie de la pièce.

Fond de rang arrive très bien à transmettre ce sentiment mitigé d’être bien là où l’on est, mais de se sentir enfermé·e dans un lieu où les seules voies d’évasion sont un champ, une forêt, le village. On ne peut que souhaiter que cette pièce soit présentée en tournée en régions, car le texte et la mise en scène reflètent bien les réalités des communautés éloignées des grands centres urbains.

Fond de rang

Texte : Vincent Nolin-Bouchard. Mise en scène : Lucie M. Constantineau. Assistante à la mise en scène : Elizabeth Baril-Lessard. Conception des décors, éclairages, costumes et environnement sonore : Gabriel Cloutier-Tremblay, Laurie Foster, Noémie Percy, Sarah-Anne Arsenault et Dillon Hatcher. Avec Sylvie Cantin, Samuel Corbeil, Marie-Ève Lussier-Gariépy et Vincent Nolin-Bouchard. Une production du Théâtre pour pas être tout seul, présentée au Théâtre Premier Acte jusqu’au 20 novembre 2021.

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À propos de

Marjolaine Mckenzie possède une formation en théâtre et a joué dans plusieurs productions. Elle a fondé sa propre compagnie de théâtre en 2005, Papu Auass, qui veut dire enfant rieur en langue innue. Elle écrit des textes et s’implique dans la co-création de projets artistiques. Présentement, elle est stagiaire à la revue JEU.