Entrevues

Pandémie : Prendre son mal en patience

© Stéphane Bourgeois

Nous l’avons entendu à quelques reprises : 2022 est l’année de la marmotte. Les artisan∙es de la scène doivent à nouveau faire face à la musique. Les théâtres mettent leur programmation sur pause, et plusieurs interrogations persistent quant à la suite des choses. Nous avons discuté avec les directrices et directeur artistiques Anne-Marie Olivier, Eda Holmes, Olivier Kemeid et Maya Gobeil des impacts de cette nouvelle fermeture.

Depuis 2020, les programmations théâtrales sont devenues un casse-tête pour les dirigeant∙es de salles qui ne cessent de jongler avec les reports et les annulations de spectacles. La directrice artistique de l’Espace La Risée, Maya Gobeil, avait d’ailleurs décidé de ne présenter aucune nouvelle production cette année et de plutôt allouer son lieu de création à des tournages, des événements et des répétitions. Seul un spectacle était prévu, pour le mois de mars 2022, avec sa compagnie de production Drôle de Monde, et il risque fortement d’être reporté en avril.

Pour d’autres théâtres, cette nouvelle fermeture fait plus mal que les précédentes. C’est notamment le cas du Théâtre Centaur, qui avait décidé d’être plus conservateur dans sa programmation et de ne proposer que trois spectacles – au lieu de cinq – durant sa saison 2021-2022. Celui qu’il devait présenter en ce moment, Kisses Deep, représentait une collaboration historique entre la directrice artistique Eda Holmes, l’auteur Michel Marc Bouchard et la metteuse en scène et directrice artistique du Théâtre du Nouveau Monde, Lorraine Pintal, qui travaillaient ensemble depuis trois ans à essayer d’adapter la pièce Embrasse.

Eda Holmes et Michel Marc Bouchard © Eloi Savoie

Beaucoup de facteurs sont d’ailleurs pris en considération lorsque vient le temps de déterminer le report ou l’annulation d’une production. La disponibilité des artistes et des créateurs et créatrices entre bien sûr en ligne de compte, tout comme celle au calendrier. « On essaie le plus possible de reporter, mais je ne suis pas sûre que ça nous rende toujours service puisque certaines œuvres sont parfois moins d’actualité et cadrent moins bien avec le reste de la programmation », indique la directrice artistique du Théâtre du Trident, Anne-Marie Olivier.

Selon elle, le plus difficile en ce moment réside dans l’effet d’accumulation : « D’abord, on cumule les deuils, les cœurs brisés et, ensuite, bien que les mesures de compensation offertes par la billetterie soient merveilleuses, la situation fragilise davantage les gens qui n’avaient pas de contrat. Il n’y a pas de solution miracle, mais on essaie de voir qui « tombe dans une craque » ». En effet, les compagnies de production qui avaient un spectacle à l’affiche reçoivent un pourcentage des revenus découlant des billets déjà achetés et conservés en vue d’un report potentiel.

© Stéphane Bourgeois

Vivre d’espoir

Malgré ces efforts soutenus, et parfois perdus, il n’en demeure pas moins que la priorité des institutions culturelles reste la santé des travailleurs et travailleuses. « Lors de la deuxième semaine de répétitions de Kisses Deep, en décembre, on s’est mis à ressentir davantage de peur chez les artistes de la pièce », indique Eda Holmes. Elle souhaite que son équipe se sente en sécurité et confortable, que la situation s’améliore plutôt que de précipiter une réouverture. Kemeid, souligne quant à lui que, même s’il sent les artistes prêts à répéter, il ne veut forcer personne à le faire. Il ajoute aussi que plusieurs sont allé·es chercher une troisième dose du vaccin afin de se sentir adéquatement protégé·es.

Même son de cloche du côté d’Anne-Marie Olivier qui, malgré son désir d’une reprise imminente, souligne qu’il ne sert à rien de précipiter une réouverture si ce n’est que pour avoir une salle vide parce que le public ne se sent pas suffisamment en confiance pour se retrouver dans un lieu à huis clos avec des inconnu∙es. « On va mettre tout en œuvre pour que les gens se retrouvent, puisque sans rencontre, il n’y a pas de théâtre, dit-elle. Pour qu’il y ait rencontre, il faut qu’on présente en salle et devant beaucoup de monde, car jouer devant une salle à moitié remplie et devant une salle pleine, ce n’est pas du tout la même chose. » Et même si certains lieux culturels se sentent prêts à reprendre du service, ils ont besoin de quelques semaines de préavis, ne serait-ce que pour organiser leur entrée en salle, prévoir les horaires du personnel et, bien sûr, s’adapter à de nouvelles mesures sanitaires. « J’ai besoin de le savoir un mois d’avance, si ce n’est pas plus », précise Olivier Kemeid.

Les théâtres devront-ils également tenir pour acquis que les mois d’hiver sont plus risqués ? C’est une réflexion que partagent Maya Gobeil et Eda Holmes. Du côté du Centaur, on songe à restructurer la saison théâtrale et à reconsidérer l’idée de produire des spectacles au début de l’hiver. « On hésite à placer une production au mois de janvier 2023, puisque cela fait deux ans que les pièces prévues à cette période subissent les contrecoups d’une fermeture. C’est difficile parce qu’on doit essayer de lire dans le futur, et je suis pratiquement certaine qu’on ne pourra pas diffuser cinq spectacles l’année prochaine non plus. ». Quant à La Risée, aucune programmation n’a encore été confirmée pour l’an prochain et, dépendant des mesures établies, les Productions Drôle de Monde continueront probablement à louer leur espace pour des tournages et des événements en tous genres, étant donné que prévoir une saison complète de spectacles représente un trop grand risque financier.

Néanmoins, malgré la précarité financière qu’entraîne le fait de jouer en jauge réduite, des théâtres comme le Quat’Sous préfèrent continuer à présenter des pièces de théâtre : « C’est sûr que nous avons des pertes en jauge réduite, indique Olivier Kemeid. Elles sont amoindries par le soutien à la billetterie, mais ce n’est pas suffisant et ça reste assez déficitaire à tous points de vue ». Il ajoute : « Les créateurs et créatrices sont avides de produire leurs œuvres et on est tellement dans un engorgement à cause des reports que ça me briserait le cœur que, pour des raisons financières, je doive louer ma salle pour un mariage, une bar-mitsva ou un événement corporatif. J’essaie donc de la rendre le plus disponible possible aux artistes, quel que soit le coût relatif à ça ». Par ailleurs, nonobstant le soutien reçu de la part des Conseils des arts, une autre perte significative est celle liée aux revenus de commandites et au mécénat. Cela fait près de deux ans que les théâtres n’ont pratiquement pas pu tenir d’événements-bénéfice, ce qui représente une perte sèche non négligeable. « Il y a une partie des mécènes qui maintiennent leur appui et il y a des commanditaires qui savent qu’on est dans une situation fragile, mais c’est sûr qu’on n’est pas revenu·es à nos seuils d’appui prépandémie », précise Olivier Kemeid.

© Olivier Hardy

Prolonger la saison ?

En ce moment, les directeurs et directrices artistiques de théâtre envisagent même de prolonger leur saison théâtrale. Toutefois, cela représenterait tout un casse-tête. Étant donné que les tournages reprennent très souvent en juin et juillet, il s’avère ardu de réunir tous et toutes les artisan∙nes d’une équipe en même temps. Il faut aussi penser au bien-être de tous ces travailleurs et travailleuses qui misent beaucoup sur le mois de juillet pour se reposer et prendre quelques jours de vacances avant le début de la nouvelle saison. Il existe aussi une panoplie de spectacles extérieurs gratuits offerts à Montréal et à Québec. Difficile, en outre, de rivaliser avec des événements culturels de grande envergure tels que le Festival TransAmériques, le Festival de Jazz de Montréal et les Francofolies. De plus, il ne faut pas oublier que bon nombre de Québécois∙es aiment profiter des terrasses et des beaux jours qu’offre la saison estivale.

Par ailleurs, est-ce que le fait de délaisser la fréquentation en salles pendant un ou deux ans peut entraîner une perte de spectateurs et spectatrices pour les théâtres ? Même si aucune confirmation n’existe à cet effet, les directeurs et directrices artistiques interrogé∙es sont conscient∙es que leurs théâtres risquent de perdre une tranche d’abonné∙es. « On est très soucieux, soucieuses et préoccupé·es par les pertes d’habitudes et de confiance, confie Olivier Kemeid. En même temps, c’est compensé par un enthousiasme très fort. Chaque fois qu’on a pu rouvrir, quelle que soit la jauge, on a eu du monde. Je dirais toutefois qu’on a connu une légère baisse de fréquentation lors du passage en jauge pleine, puisque les gens redoutaient le port du masque en tout temps. Certaines personnes m’ont aussi dit qu’elles se sentaient plus sécurisées et à l’aise en jauge réduite », poursuit-il.

Que les gens soient prudents ou aventureux, qu’ils soient sceptiques ou sereins, ils ressortent bien souvent, estime entre autres Anne-Marie Olivier, plus que comblés de la soirée qu’ils ont passée au théâtre. Comblés par ce qu’ils ont vu, mais également par l’expérience qu’ils ont vécue, les émotions qu’ils ont ressenties ou par les échanges qu’ils ont pu avoir avec les artistes de la pièce. La directrice artistique du Trident a d’ailleurs des mots empreints d’espoir, auxquels bien des artistes pourront sans doute s’identifier : « Je veux que le théâtre persiste. Je veux qu’il passe à travers ça, puis je veux qu’on se retrouve en salle avec un public assoiffé. Je veux qu’on reste vivant∙es et pertinent∙es ».